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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Ça ! continua le lieutenant en s’adressant aux jeunes filles, niñas, laquelle de vous est la préférée de ce voleur de cœurs ? Mille rayos ! ne craignez pas de parler.

Il y eut un instant de silence.

— Est-ce ainsi, reprit don Torribio, craignez-vous de vous tromper ? Voyons, parlez, vous, jeune homme, et dites-moi laquelle de ces deux femmes vous préférez.

— Je n’ai de préférence ni pour l’une ni pour l’autre, répondit froidement l’arriero.

— Caramba ! s’écria le lieutenant avec une feinte admiration : qué gusto ! Ainsi, si je vous comprends bien, vous les aimez toutes deux également ?

— Non, vous vous trompez, señor, je n’aime ni l’une ni l’autre.

— Vayas pues ! voilà qui me confond ; et vous souffrez qu’elles se battent pour vous ? Oh ! oh ! ceci mérite un châtiment, mon maître ! Puisqu’il en est ainsi, señoritas, je vais vous mettre d’accord, moi, et donner une leçon à ce caballero discourtois qui méprise le pouvoir de vos yeux noirs ! Une telle insulte crie vengeance, sur mon âme !

Les témoins de cette scène frissonnaient intérieurement, tandis que les soldats riaient et ricanaient entre eux.

En prononçant ces dernières paroles, le lieutenant avait sorti un pistolet de sa ceinture, l’avait armé, et en avait dirigé le canon contre la poitrine de l’arriero, qui, toujours impassible, n’avait pas fait un geste pour éviter le sort qui le menaçait.

Mais les deux femmes veillaient : rapides comme la pensée, elles s’élancèrent d’un commun accord devant lui.

Manongita tomba la poitrine traversée.

— Ah ! s’écria-t-elle, tu me méprises. Eh bien ! je meurs pour toi. Clarita, je te pardonne !

Don Pablo sauta par-dessus le corps de la malheureuse, dont les regards mourants se dirigeaient encore sur lui, et il se précipita, un couteau à la main, sur le lieutenant.

Celui-ci lui lança son lourd pistolet à la tête ; le jeune homme évita le coup, saisit l’officier par le milieu du corps, et une lutte s’engagea entre eux.

Clarita, l’œil étincelant, suivait d’un regard ardent tous les mouvements des deux ennemis, prête à intervenir dès que l’occasion s’en présenterait en faveur de celui qu’elle aimait.

Les assistants étaient terrifiés, l’épouvante que leur inspiraient les soldats était tellement grande que, bien qu’ils fussent plus nombreux qu’eux et que tous ils eussent des armes, ils n’osaient faire un geste pour porter secours à leur compagnon.

Cependant, les soldats, plus qu’à demi ivres, voyant leur officier aux prises avec un étranger, dégainèrent leurs sabres et se jetèrent au milieu de la foule en frappant à droite et à gauche et en poussant ce cri, si redouté à cette époque :