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LES CHASSEURS D’ABEILLES

Après avoir reprit haleine pendant quelques secondes, les deux femmes allaient recommencer la lutte, mais cette fois avec l’intention bien formelle de la rendre décisive lorsque tout à coup les rangs serrés des spectateurs s’écartèrent à droite et à gauche ; un homme se plaça résolument entre les deux adversaires, et les regardant tour à tour avec un sourire narquois :

— Écoutez ! demonios ! s’écria-t-il d’une voix brève, avec un accent de raillerie inexplicable.

Les jeunes filles baissèrent leurs couteaux et demeurèrent immobiles, les yeux baissés, mais la tête haute, les sourcils froncés, et conservant dans leur pose l’expression hautaine de deux ennemis prêts à s’entre-déchirer, et qui n’obéissent qu’avec peine à un ordre que, tout en le maudissant, ils n’osent enfreindre.

Malgré le tapage étourdissant que faisait avec sa guitare le lieutenant fédéraliste, il avait cependant été contraint de s’apercevoir enfin de ce qui se passait dans la salle. Dans le premier moment, il avait porté vivement la main aux pistolets qui pendaient à sa ceinture, mais après un instant de réflexion, sa colère s’était non pas calmée, mais de fougueuse elle était devenue froide et concentrée. Don Torribio s’était levé, avait quitté l’estrade où il trônait, et pas à pas, sans détourner l’attention des deux adversaires, il s’était approché, avait suivi attentivement les diverses phases du combat, et lorsqu’il avait jugé devoir intervenir, il s’était subitement interposé entre les adversaires.

Derrière le lieutenant, les soldats s’étaient avancés à pas de loup. Maintenant ils se tenaient à deux pas de lui, la main sur leurs armes, prêts à agir au premier signal, car ils prévoyaient que l’intervention de don Torribio dans cette querelle amènerait inévitablement bientôt la leur.

Instinctivement le cercle formé par les arrieros et les carreteros s’était élargi, et un grand espace avait été laissé vide au milieu de la salle ; au centre de ce cercle se trouvaient les deux femmes, le couteau à la main, et le lieutenant, les bras croisés sur la poitrine et les couvrant d’un regard à la fois cynique et railleur.

— Holà ! mes poulettes, dit-il, pourquoi donc tant vous hérisser pour un coq ? N’y a-t-il donc que celui-là sur le perchoir, rayo de Dios ! Quelles magnifiques croix de Saint-André vous vous êtes taillées sur le visage, diablos ! vous l’aimez donc bien, le picaro ?

Elles restèrent muettes.

Le lieutenant reprit, après un instant, du même ton léger et sarcastique :

— Mais où est-il donc, ce vaillant champion qui laisse des femmes se battre pour lui ; sa modestie le pousserait-elle à se cacher ?

Don Pablo fit un pas en avant, et regardant le lieutenant bien en face :

— Me voici ! dit-il d’une voix douce, mais ferme.

— Ah ! fit don Torribio en lui lançant un long regard investigateur ; puis il ajouta : En effet, compagnon, vous êtes un joli garçon ; je ne m’étonne plus que vous inspiriez de violentes passions.

Le jeune homme demeura impassible à ce compliment dont il devinait l’ironie.