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LES CHASSEURS D’ABEILLES

voulut tenter un dernier effort, mais cette fois il fut encore plus vertement repoussé que la première, car les assistants que cette dispute intéressait, que l’espérance d’un duel au couteau entre deux femmes alléchait au suprême degré, se tournèrent contre lui et le prièrent péremptoirement de se tenir tranquille et de laisser les niñas s’expliquer de la façon qui leur plairait le mieux.

L’arriero, intimement convaincu qu’il était innocent de ce qui arriverait et que son bon cœur avait seul poussé à chercher à prévenir un éclat, voyant que son intervention était prise en aussi mauvaise part, se le tint pour dit, et, croisant les bras sur la poitrine, il se prépara à être spectateur, sinon indifférent, du moins complètement désintéressé, de la lutte qui allait commencer.

Du reste, c’était un singulier et imposant spectacle que celui qu’offraient dans cette salle presque obscure, au milieu de cette foule aux costumes étranges, ces deux femmes fièrement et résolument campées à deux pas l’une de l’autre, prêtes à en venir aux mains, tandis que la musique et la danse continuaient comme si de rien n’était, que l’eau-de-vie coulait à flots, et que les chansons les plus joyeuses et les plus folles étaient répétées en chœur à leurs oreilles.

— Vaya pues ! s’écria Clarita, à combien de pouces nous battons-nous, querida (chérie) ?

— À toute la lame, alma mia (mon âme), répondit railleusement Manonga, je veux te mettre ma signature sur la face !

— C’est aussi mon intention, prends donc garde à ta figure.

— Ah ! puñaladas[1] ! nous allons voir. Y es-tu, chère amie !

— Quand tu voudras, âme de ma vie !

Un cercle s’était formé autour des deux femmes qui, le corps penché en avant, le bras gauche étendu, les yeux, dans les yeux, guettaient avec une impatience féline le moment propice pour s’élancer l’une sur l’autre.

Toutes deux étaient jeunes, alertes, bien découplées, les chances paraissaient égales entre elles. Les connaisseurs en pareille matière, et il s’en trouvait beaucoup dans la foule attentive autour des adversaires, n’osaient rien présager sur l’issue de ce combat, qui, du reste, dans la pensée de tous, devait être acharné, tant les prunelles fauves des deux femmes lançaient des jets de flamme.

Après un moment d’hésitation, ou pour mieux dire de recueillement, Clarita et Manonga firent claquer leur langue contre leur palais en produisant une espèce de sifflement aigu, un éclair sinistre se refléta sur les lames bleuâtres de leurs navajas, et elles se ruèrent l’une sur l’autre.

Mais, si l’attaque avait été vive, la défense et la riposte ne l’avaient pas été moins.

Toutes deux rebondirent en arrière en même temps et retombèrent en garde.

  1. Espèce de juron. Nous demandons pardon au lecteur de la multiplicité des termes que nous sommes obligés d’employer.