Page:Aimard - Les Chasseurs d’abeilles, 1893.djvu/163

Cette page a été validée par deux contributeurs.
159
LES CHASSEURS D’ABEILLES

rence de la part du beau cavalier, avançait sa main mignonne et se préparait à répondre, lorsque soudain sa compagne, qui avait en pâlissant écouté l’invitation de l’arriero, bondit comme une panthère et se plaça la lèvre frémissante et l’œil étincelant entre les deux jeunes gens.

— Vous ne danserez pas ! s’écria-t-elle d’un ton de menace.

Les témoins de cette scène aussi extraordinaire qu’imprévue se reculèrent avec étonnement ; ils ne comprenaient rien à cette explosion subite de colère.

Les deux danseurs échangèrent un regard de stupeur.

Cependant cette situation devenait intolérable ; l’arriero se décida à y mettre un terme.

La jeune fille se tenait toujours droite devant lui, le corps rejeté en arrière, fièrement campée sur la hanche, la tête haute, le visage enflammé, les narines ouvertes comme celles d’une bête fauve et le bras étendu d’un air de défi et de menace.

L’arriero fit un pas en avant et, saluant respectueusement la jeune fille :

— Señorita, lui dit-il, permettez-moi de vous faire observer…

— Calle la Va voca (taisez-vous), don Pablo, s’écria-t-elle avec violence en l’interrompant net au milieu de sa période, ce n’est pas à vous que j’en veux, mais à cette chola sin verguenza (sans honte) qui, sachant que vous êtes le plus joli danseur du rancho, prétend vous confisquer à son profit.

En entendant cette injure que sa compagne lui jetait si résolument au visage, l’autre jeune fille repoussa vivement don Pablo et, se posant en face de son ennemie :

— Tu as menti, Manongita, s’écria-t-elle, c’est la jalousie qui te fait parler ainsi, tu es furieuse de la préférence dont m’a honorée ce caballero ?

— Moi ? riposta l’autre d’un ton de mépris ; tu es folle, Clarita, je me soucie de ce caballero comme d’une orange aigre.

— Bien vrai ? reprit Clarita avec ironie : pourquoi donc, alors, cette subite colère, sans raison plausible ?

— Parce que, s’écria violemment Manonga, je te connais depuis longtemps, que tu as besoin d’une leçon et que je veux t’en donner une.

— Toi ? allons donc ! fit l’autre en haussant les épaules ; prends garde plutôt de la recevoir.

— Ojalà ! (plaise à Dieu !) si tu ajoutes un mot, sur mon âme, je te couperai !

— Bah ! tu ne sais seulement pas tenir ta navaja.

— A ver (voyons) ! s’écria Manonga ivre de colère, et faisant un saut en arrière, elle sortit un couteau de sa poitrine, s’enveloppa le bras gauche avec son rebozo et se mit en garde.

— A ver ! s’était en même temps écriée Clarita, et, par un mouvement aussi rapide que son ennemie, elle avait pris la même posture.

Un combat entre les deux femmes était imminent.

Don Pablo, cause innocente de ce duel d’une nouvelle espèce, avait cherché vainement à plusieurs reprises à s’interposer entre les deux jeunes filles, mais ni l’une ni l’autre n’avaient consenti à prêter l’oreille à ses discours ni à tenir compte de ses observations. Voyant les choses arriver à ce point, il