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LES CHASSEURS D’ABEILLES

en applaudissant avec la joie la plus folle aux pas excentriques qu’il lui plaisait de risquer.

Parmi ces femmes il y en avait deux, jeunes filles de seize ans à peine, mais belles de cette beauté particulière aux Américaines et qui en Europe n’a pas d’équivalent. Leurs yeux noirs ombragés de longs cils de velours, leur bouche aux lèvres rouges comme les fruits du chirimoya, leur visage légèrement doré par le chaud soleil du tropique, sur lequel tranchaient les longues tresses de leurs cheveux d’un noir bleuâtre, leur taille svelte, souple et dégagée, qu’elles faisaient onduler à leur gré par des mouvements serpentins d’un salero inimitable, toutes ces grâces réunies leur complétaient une de ces beautés enivrantes et voluptueuses qui ne se peuvent analyser, mais dont l’homme le plus froid est contraint de subir l’influence magnétique et le charme fascinateur.

Ces deux femmes se distinguaient entre toutes par l’exagération des éloges qu’elles prodiguaient à l’objet de leur prédilection. Celui-ci, nous devons lui rendre cette justice, semblait fort peu se préoccuper de l’enthousiasme qu’il excitait. C’était un brave garçon dont le cœur, sinon la tête, était parfaitement libre, qui dansait pour danser, parce que cela lui plaisait et que, dans la rude vie qu’il menait, l’occasion se présentait bien rarement pour lui de se livrer à ce divertissement, et, du reste, fort peu soucieux d’inspirer une passion quelconque à l’une ou l’autre de ses admiratrices.

Celles-ci, bien qu’avec cet instinct inné chez toutes les femmes elles comprissent l’indifférence de l’arriero et en fussent intérieurement blessées, n’en continuaient pas moins à lui prodiguer les expressions les plus passionnées que fournisse la langue espagnole pour l’intérêt, qu’elles lui portaient.

Ces démonstrations devinrent à la fin si vives et si directes que la plupart des assistants qui, chacun dans son for intérieur, aurait beaucoup donné pour être préféré par l’une ou par l’autre de ces charmantes créatures, commencèrent, comme cela arrive toujours en semblable circonstance, à en vouloir à l’arriero de l’indifférence qu’il montrait, et à lui reprocher, comme une grave impolitesse et un manque de savoir-vivre impardonnable, de ne pas paraître reconnaissant d’être l’objet d’élans aussi passionnés.

Le jeune homme, assez embarrassé de la position qui lui était faite à son insu, lorsqu’il ne songeait qu’à se divertir honnêtement, et contraint pour ainsi dire par les murmures désapprobateurs de ses compagnons de réhabiliter sa réputation de courtoisie sur le point de souffrir une grave atteinte, résolut bon gré mal gré de sortir à son honneur de cette situation désagréable en invitant l’une après l’autre les deux jeunes filles à danser avec lui.

Dans cette bonne intention, aussitôt que le lieutenant, qui avait un instant interrompu son harmonieuse musique pour avaler un énorme verre d’aguardiente, recommença à racler sa guitare pour une nouvelle zambacueca, l’arriero s’avança le sourire aux lèvres vers les deux femmes et les saluant, gracieusement :

— Señorita, dit-il à celle qui se trouva le plus près de lui, serai-je assez heureux pour que vous me favorisiez de cette zambacueca ?

La jeune fille, toute rougissante de plaisir de ce qu’elle croyait une préfé-