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LES CHASSEURS D’ABEILLES

arbrisseaux qu’ils renferment, promettre un dédommagement de la perte de leurs pères.

On croirait que la nature a voulu mettre à l’abri des injures du temps certains de ces vieux arbres affaissés sous le poids des siècles, en leur donnant un manteau d’une mousse grisâtre qui pend en larges festons depuis la cime des branches jusqu’à terre ; cette mousse, nommée barbe d’Espagnol, donne aux arbres qu’elle recouvre une apparence presque fantastique.

Le sol de ces forêts, formé par l’humus des arbres tombés depuis des siècles, est des plus accidentés, tantôt s’élevant en forme de montagne pour s’abaisser tout à coup en marécages fangeux, peuplés de hideux alligators qui se vautrent dans leurs boues verdâtres, et de millions de moustiques qui tournoient en bourdonnant au milieu des vapeurs fétides qu’ils exhalent, tantôt s’étendant à l’infini en plaines d’une régularité et d’une monotonie désespérantes.

Des rivières sans nom traversent ces déserts ignorés, n’emportant sur leurs eaux silencieuses que les cygnes noirs qui se laissent nonchalamment aller au courant, tandis que les flamants roses postés le long de leurs rives pêchent philosophiquement leur dîner, l’air béat et les yeux à demi fermés.

Bien que la vue soit bornée, parfois de fortuites éclaircies laissent entrevoir des points de vue pittoresques et délicieusement accidentés.

Des bruits incessants, des rumeurs sans nom, s’entendent sans interruption dans ces régions mystérieuses, grandes voix de la solitude, hymne solennelle des mondes invisibles créés par Dieu !

C’est au sein de ces forêts redoutables que se réfugient les fauves et les reptiles qui abondent au Mexique ; çà et là on aperçoit s’ouvrir les sentes séculaires suivies incessamment par les jaguars et les bisons et qui, après des méandres sans nombre, aboutissent toutes à des abreuvoirs ignorés. Malheur au téméraire qui, sans être accompagné d’un guide sûr, s’engagerait dans le dédale inextricable de ces immenses océans de verdure ! Après des tortures inouïes, il succomberait et deviendrait la proie des bêtes fauves ; combien de hardis pionniers sont morts ainsi sans qu’il fût possible de soulever le voile mystérieux qui cachait leur fin misérable ! Leurs os blanchis retrouvés au pied d’un arbre, apprenaient seuls à ceux qui les rencontraient que là des hommes étaient morts en proie aux plus atroces souffrances et que le même sort les menaçait sans doute.

L’étranger devait être l’hôte habituel de la forêt dans laquelle il s’était si audacieusement engagé au moment où le soleil, abandonnant l’horizon, avait laissé les ténèbres envahir la terre, ténèbres rendues plus épaisses encore sous le couvert où les rainures touffues des arbres ne tamisaient qu’une incertaine et fugitive lumière, même au milieu de la journée.

Légèrement incliné en avant, l’œil et l’oreille au guet, l’inconnu s’avançait d’un pas aussi rapide que le lui permettait la nature du sol que foulait son cheval, suivant sans hésiter les capricieux détours d’une sente de bêtes fauves dont la trace disparaissait presque au milieu des hautes herbes qui tentaient continuellement de l’effacer.