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LES CHASSEURS D’ABEILLES

taille à peu près et doué comme lui de manières d’une suprême élégance, formait cependant avec don Leoncio le plus complet contraste.

Ses yeux bleus au regard doux et voilé comme celui d’une femme, les épaisses boucles de ses cheveux blonds qui s’échappaient en larges touffes de dessous son chapeau de panama et ruisselaient en désordre sur ses épaules, la blancheur mate de sa peau qui tranchait avec le teint légèrement olivâtre et bronzé de don Leoncio, donnaient à supposer qu’il n’avait pas vu le jour sous le chaud climat de l’Amérique espagnole ; cependant ce cavalier, plus encore que son compagnon, pouvait orgueilleusement revendiquer la qualité de véritable hijo del pays[1] puisqu’il descendait en ligne directe du brave et malheureux Tupac-Amaru, le dernier Inca, si lâchement assassiné par les Espagnols.

Il se nommait Manco-Amaru, Diego de Solis y Villas Reales. Nous demandons pardon au lecteur de cette kyrielle de noms.

Don Diego de Solis cachait sous une enveloppe légèrement efféminée un courage de lion que rien ne pouvait émouvoir ni seulement étonner ; la peau fine et presque diaphane de ses mains blanches aux ongles rosés cachait des nerfs d’acier.

Quant au troisième cavalier qui se tenait modestement derrière les autres, il s’enveloppait avec tant de soin dans les plis de son poncho, les ailes de son chapeau étaient si bien rabattues sur son visage, qu’il était impossible de rien distinguer de lui autre que deux grands yeux noirs qui parfois semblaient lancer des jets de flamme ; l’exiguïté de sa taille, la délicatesse de ses formes et la molle désinvolture de ses gestes et de ses mouvements ondulés et serpentins, faisaient supposer que ce n’était encore qu’un enfant, à moins que ce costume masculin ne recouvrît une femme, ce qui était plus probable.

Cependant, dès que le caporal s’était trouvé en présence des personnes que nous venons de décrire, une métamorphose s’était opérée dans toute sa personne, ses manières brusques et farouches avaient fait place à d’autres remplies de cette obséquiosité câline qui dénote un véritable dévouement. Son visage avait perdu son expression railleuse et sournoise pour prendre une physionomie douce et joyeuse.

Don Leoncio ne parvint qu’avec peine à modérer les élans de folle joie auxquels le soldat se livrait avec la naïve franchise d’un homme qui jouit enfin d’un bonheur longtemps attendu vainement.

— Voyons, Luco, lui répétait-il, calme-toi, mon ami : c’est moi, c’est bien moi ; là, sois prudent, muchacho, le moment n’est pas propice aux épanchements.

— C’est vrai ! c’est vrai ! mi amo — mon maître, — mais je suis si heureux de vous revoir enfin après tant de temps et il essuya des larmes brûlantes qui coulaient sur ses joues bronzées.

Don Leoncio se sentit ému de la tendresse de ce vieux serviteur.

  1. Enfant du pays, locution fort usitée en Amérique.