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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Parce que, reprit la voix qui avait continué la chanson, ils ont senti l’odeur des cadavres.

— Cela peut-être vrai, fit le caporal sans paraître autrement étonné de cette réponse qui lui arrivait si singulièrement : mais alors les condors devraient descendre de la Cordillère.

— Déjà, depuis vingt et un jours, ils ont franchi l’alto de Cumbre.

— Le soleil était rouge à son coucher hier.

— Ses rayons reflétaient sans doute la lueur des incendies allumés par la Mas-Horca, dit encore la voix.

Le caporal n’hésita plus.

— Approchez, don Leoncio, murmura-t-il, vous et vos compagnons.

— Nous voilà, Luco.

Le soldat fut instantanément enveloppé par six personnes armées jusqu’aux dents.

Il est inutile de dire que ces personnages étaient les cavaliers qui, une heure auparavant, s’étaient rencontrés au relais avec les colorados et que la prudence avait jusqu’à ce moment engagés à demeurer à l’écart.

Dans le rancho, la danse et les cris continuaient toujours. La joie prenait peu à peu les proportions d’une gigantesque orgie.

Les étrangers étaient donc certains de ne pas être troublés. D’ailleurs, bien que la lune fut levée et répandit une clarté assez grande, le groupe, abrité par les galeras qui le cachaient, ne craignait pas d’être découvert, tandis qu’au contraire, grâce à la position qu’il occupait, personne ne pouvait sortir de la maison sans être immédiatement aperçu par les causeurs.

Nous profiterons de la lumière déversée à profusion par les rayons argentés de la lune pour décrire en quelques mots ces nouveaux personnages, dont le portrait est d’autant plus facile à faire que, par précaution, ils avaient mis pied à terre et tenaient leurs chevaux en bride.

Nous avons dit qu’ils étaient six ; les trois premiers étaient évidemment des peones, mais leurs lourds éperons d’argent, leur tirador ou ceinture de velours brodé, les armes délicatement ciselées que laissaient entrevoir leurs riches ponchos de fine laine de la vigogne de Bolivie, et surtout la familiarité respectueuse avec laquelle ils se tenaient auprès de leurs maîtres, montraient assez le degré de considération à laquelle ils avaient droit.

Ces peones étaient en effet non seulement des serviteurs, mais aussi des amis, humbles, il est vrai, mais dévoués et longtemps éprouvés au milieu des scènes de dangers terribles.

Des maîtres, deux étaient des hommes de trente-cinq à trente-huit ans, dans la plénitude de l’âge et de la force.

Leur costume, en tout semblable quant à la coupe à celui de leurs serviteurs, n’en différait que par la richesse et la plus grande finesse des tissus.

Le premier, d’une taille haute et bien prise, aux manières élégantes et aux gestes gracieux, avait un visage dont les lignes fières et arrêtées et les traits hardis empreints d’une expression de franchise et de bonté inspiraient au premier coup d’œil le respect et la sympathie.

Celui-là se nommait don Leoncio de Ribeyra, Son compagnon, de la même