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LES CHASSEURS D’ABEILLES

émissaire, il commença à faire honneur aux liqueurs et autres rafraîchissements que le maître de la maison s’était empressé de lui servir, tout en maugréant tout bas de l’obligation dans laquelle il se trouvait d’abreuver gratis tant de monde, car il savait fort bien que, si copieuse que fût la consommation des colorados, il ne verrait pas la couleur de leur argent, heureux encore s’il en était quitte à si bon marché.

Les soldats, excepté cinq ou six demeurés dehors afin de garder les chevaux, s’étaient rangés aux côtés de leur chef et avaient suivi son exemple en buvant comme des outres.

La tâche du caporal fut beaucoup plus facile que celui-ci ne s’y attendait sans doute, car les pauvres diables de muletiers et de charretiers avaient entendu l’ordre péremptoire du chef ; comprenant que toute résistance non seulement serait inutile, mais encore ne produirait d’autre effet que d’empirer leur position, ils se résignèrent à obéir à l’injonction arbitraire de l’officier et rentrèrent avec empressement dans la salle en cachant tant bien que mal, sous des sourires contraints, la frayeur qu’ils éprouvaient.

— Oh ! oh ! s’écria le lieutenant d’un air narquois, je savais bien qu’il y avait quelques malentendus, n’est-ce pas, braves gens ?

Les paysans se confondaient en excuses et en protestations que l’officier écouta de l’air le plus indifférent du monde, tout en vidant à petits coups un énorme gobelet plein jusqu’au bord de refino de Catalogne, l’eau-de-vie la plus forte qui soit.

— Ça ! compañeros, interrompit-il tout à coup en faisant résonner le fourreau de fer de son sabre sur l’estrade, faisons un peu connaissance, et d’abord pour qui êtes-vous, au nom du diable ?

Les voyageurs, terrifiés par cette menaçante démonstration, répondirent à la question qui leur était adressée en se hâtant de crier à tue-tête et tous à la fois, avec un enthousiasme d’autant plus expansif qu’il était moins réel :

— Viva el benemerito général Rosas ! Viva el libertador ! vivan los federales ! mueran los salvajes unitarios, á deguello ! á deguello con ellos[1] !

Ces cris bien connus des fédéraux, auxquels ils servaient de ralliement dans leurs sanglantes expéditions, dissipèrent les doutes de l’officier. Il daigna sourire, mais à la façon des tigres, en montrant ses dents blanches et aiguës prêtes à mordre.

— Bravo ! bravo ! s’écria-t-il ; à la bonne heure, au moins, voilà de vrais rosistas ! Allons, ranchero, mon ami, un trago de aguardiente à ces dignes gens ; je veux les régaler !

Le ranchero se serait fort bien passé de cette soi-disant générosité de l’officier dont il savait que, seul, il paierait les frais : cependant il s’exécuta en cachant, sous l’air le plus gracieux qu’il put prendre, le dépit qu’il éprouvait.

Les cris et les protestations de fédéralisme recommencèrent avec une nouvelle ardeur ; l’eau-de-vie circula et la joie parut à son comble.

Le lieutenant s’empara alors d’une guitare abandonnée auprès de lui.

  1. Vive le bien méritant général Rosas ! Vive le libérateur ! vivent les fédéraux ! meurent les sauvages unitaires ! qu’on les égorge ! qu’on les égorge !