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LES CHASSEURS D’ABEILLES

À l’époque où se passe cette histoire, l’odieuse et sanguinaire tyrannie de cet être hybride, de ce Néron qui n’avait de l’humanité que l’apparence, de ce gaucho ignorant et bestial, de ce tigre à face humaine, enfin, nommé don Juan Manuel de Rosas, qui si longtemps pesa sur les provinces argentines, était encore toute-puissante ; et ces hommes étaient des federales, des sicaires de cet égorgeur de sang-froid dont le nom est voué désormais à l’exécration publique ; en un mot, c’étaient des affiliés de cette hideuse société Restauradora plus connue sous le nom de Mas-Horca[1], qui pendant plusieurs années remplit Buenos-Ayres de deuil.

Contraint par l’indignation générale, le dictateur feignit plus tard de dissoudre cette société, mais il n’en fit rien, et jusqu’à l’heure de la chute de ce tyran immonde elle exista de fait et continua sur un signe de son maître à promener d’une extrémité à l’autre de la Confédération le meurtre, le viol et l’incendie.

On comprend maintenant quelle terreur dut inspirer aux insouciants et paisibles voyageurs réunis dans le toldo, l’apparition au milieux d’eux des sinistres uniformes de ces bourreaux salariés auxquels toute pitié était inconnue.

Poussés par un de ces pressentiments instinctifs qui ne trompent jamais, ils comprirent qu’ils étaient menacés d’un malheur : ils s’éloignèrent la tête busse, et, cachés derrière leurs ballots, ils commencèrent à trembler dans l’ombre sans songer un instant à tenter une résistance inutile.

Cependant les colorados, ou federales, avaient mis pied à terre, et étaient entrés dans la maison en marchant sur la pointe du pied, à cause des énormes molettes de leurs éperons, et en laissant traîner leurs sabres dont les lourds fourreaux de fer rendaient au contact des dalles un bruit de mauvais augure à chacun de leurs mouvements.

— Holà ! cria le chef d’une voix rauque : rayo de Dios ! que signifie ceci, caballeros ? Notre arrivée aurait-elle par hasard chassé la joie de cette demeure ?

Le ranchero se confondait en salutations et tournait son chapeau déformé entre ses doigts sans trouver une parole, tant la frayeur collait sa langue à son palais ; au fond du cœur, le digne homme, qui connaissait les manières expéditives de ces hôtes malencontreux, avait grand’peur d’être pendu, ce qui ne l’aidait nullement à retrouver le sang-froid et la présence d’esprit nécessaires pour la circonstance.

La grande salle n’était éclairée que par un candil fumeux ne répandant qu’une lueur terne et douteuse ; le colorado arrivant du dehors et les yeux encore voilés par les épaisses ténèbres de la pampa n’avait pu dans le premier moment rien distinguer, mais dès qu’il se fut habitué à la demi obscurité qui régnait autour de lui et qu’il s’aperçut que, à part le ranchero, la salle était complètement vide, ses sourcils se froncèrent et, frappant du pied avec colère :

  1. Mas horca signifie littéralement : davantage de potences.