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LES CHASSEURS D’ABEILLES

commande la caravane, ayant sous ses ordres une trentaine de peones bien armés qui, comme lui, sont à cheval, galopent autour du convoi, surveillent le troupeau de rechange, éclairent la route, en cas d’attaque défendent les voyageurs de tout âge qu’ils conduisent avec eux.

Rien de pittoresque et de triste à la fois comme l’aspect que présentent ces caravanes qui se déroulent dans la pampa comme de longs serpents, s’avançant d’un pas lent et mesuré à travers des chemins remplis de fondrières, où les immenses galeras tournent en gémissant sur leurs roues criardes et massives, se balançant avec un roulis et des cahots indescriptibles dans les ornières, dont les bœufs les sortent à grand’peine, en mugissant et en baissant jusque sur le sol leurs naseaux fumants.

Souvent ces lourdes caravanes sont dépassées par des arrieros dont, la recua trotte gaillardement au tintement argentin de la clochette suspendue au cou de la Jegua madrina et aux cris de :

Arrea mulas ! incessamment répétés sur tous les tons de la gamme par l’arriero chef et ses peones, qui galopent autour des mules pour les empêcher de s’écarter ni à droite ni à gauche.

Le soir venu, les muletiers et bouviers trouvent un abri précaire dans les relais de poste, espèces de lambos ou caravansérails bâtis de distance en distance dans la pampa.

Les galeras sont dételées, rangées sur une seule ligne ; les ballots des les mules sont empilés en cercle, puis, si le corral est plein, qu’il y ait beaucoup de voyageurs au relais, bêtes et gens campent ensemble et passent la nuit à la belle étoile, ce qui, dans un pays où le froid est à peu près inconnu, n’a rien de fort désagréable.

Alors commencent, à la lueur fantastique des feux de bivouac, les longs récits de la pampa, entremêlés de joyeux éclats de rire, de refrains, de danses et de propos d’amour échangés à voix basse.

Cependant il est rare que la nuit s’achève sans qu’il s’élève quelque querelle entre les bouviers et les muletiers, naturellement jaloux et ennemis les uns des autres, et sans que le sang coule à la suite d’une ou plusieurs navajadas, car le couteau joue toujours un rôle parfois trop actif dans les disputes de ces hommes dont nul frein ne modère les ardentes passions.

Or, le soir du jour où commence notre histoire, le dernier relais sur la route del Portillo, en sortant de la pampa du côté de Buenos-Ayres, était encombré de voyageurs.

Deux considérables recuas de mulas qui, un mois auparavant, avaient franchi l’alto de Cumbre et campé au rio de la Cueva, près du pont de l’Inca, une des plus singulières curiosités naturelles de ces contrées, avaient allumé leurs feux devant le relais, auprès de trois ou quatre convois de galeras, dont les bœufs étaient paisiblement couchés, dans l’intérieur de l’enceinte formée par les chariots.

Ce relais était une maison assez vaste, bâtie en adobas, dont l’entrée était garnie d’un portillo, espèce de péristyle composé de quatre arbres plantés en terre en guise de colonnes et supportant une vérandah assez large pour offrir pendant le jour un refuge contre les rayons incandescents du soleil.