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LES CHASSEURS D’ABEILLES

Arrivé là, le noble animal s’arrêta, aspira l’air avec force en allongeant le cou et tournant la tête dans toutes les directions, puis il s’élança et vint, en faisant des courbettes, s’arrêter tout joyeux devant son maître, qu’il regarda d’un air intelligent.

Celui-ci le flatta doucement en lui parlant d’un ton avenant ; puis, après s’être assuré que le lepero avait définitivement disparu et qu’il était bien seul, il rajusta les harnais un peu en désordre de son cheval, se mit en selle et partit à son tour.

Mais, au lieu de continuer à suivre les bords du rio Vermejo, il lui tourna le dos et s’éloigna dans la direction des montagnes.

L’allure de l’inconnu avait complètement changé ; ce n’était plus cet homme que nous avons d’abord présenté au lecteur, à demi endormi, vacillant sur sa selle et se laissant mener au gré de sa monture ; non, maintenant il se tenait droit et ferme sur son cheval, dont ses genoux serraient les flancs ; son visage avait pris une expression sombre et réfléchie, ses regards erraient autour de lui comme s’ils eussent voulu percer les mystères de l’épaisse forêt dans laquelle il s’engageait ; la tête légèrement penchée en avant, il prêtait l’oreille au moindre bruit avec une attention extrême, et son rifle placé en travers devant lui avait la batterie juste sous sa main droite, de façon à ce qu’il put faire feu immédiatement si les circonstances l’exigeaient.

On aurait dit, tant cet homme avait subitement changé, que la scène étrange à laquelle nous avons fait assister le lecteur n’était pour lui qu’une des mille péripéties sans conséquence auxquelles l’exposait sa vie d’aventure au désert, mais que maintenant il se préparait à lutter contre des dangers réellement sérieux pour lui.


II

DANS LA FORÊT



L’inconnu s’était engagé dans une épaisse forêt dont les derniers contreforts venaient mourir presque sur les bords du rio Vermejo.

Les forêts américaines sont loin de ressembler à celles du vieux monde : là des arbres poussent au hasard, se croisant et s’enchevêtrant les uns dans les autres, laissant parfois de larges espaces complètement découverts et jonchés d’arbres morts renversés et amoncelés de la façon la plus bizarre.

Certains arbres, tout à fait ou en partie desséchés, présentent dans leurs lacunes les restes vigoureux d’un sol mâle et fécond, d’autres également antiques sont soutenus par des lianes entortillées qui, avec le temps, ont presque égalé la grosseur de leur premier appui ; la diversité des feuilles y forme le plus agréable contraste ; d’autres, recelant dans leur tronc creux un fumier qui, formé des débris de leurs feuilles et de leurs branches à demi-mortes, a échauffé les graines qu’ils ont laissées tomber, semblent par les