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LES CHASSEURS D’ABEILLES

personne à l’hacienda del Pico que je veux vous y accompagner ! Il faut absolument que j’aie un entretien sérieux avec cette personne ! Me comprenez-vous maintenant ?

— Oui, je vous comprends parfaitement.

— Alors, j’en suis convaincu, vous n’avez plus d’objections à me faire.

— Vous vous trompez, caballero, répondit nettement le gentilhomme.

— Oh ! pour cette fois, je vous jure que vous n’en saurez pas davantage.

— Alors, je partirai seul, voilà tout.

— Prenez garde, s’écria le colonel avec agitation, ma patience est épuisée !

— Et la mienne donc, señor colonel ! Du reste, je vous le répète, je me soucie fort peu de vos menaces : agissez à votre guise, caballero. Dieu, j’en suis convaincu, me viendra en aide.

À cette parole un sourire de dédain plissa les lèvres pâles du jeune homme ; il se leva, et, s’approchant de son interlocuteur immobile au milieu de la chambre :

— Est-ce votre dernier mot, señor ? lui dit-il.

— Le dernier, répondit laconiquement le gentilhomme.

— Que votre sang retombe sur votre tête ! c’est vous qui l’aurez voulu ! s’écria le colonel en lui lançant un regard de rage.

Et sans prendre autrement congé de son ennemi toujours impassible et froid en apparence, il se détourna pour sortir, en proie à la plus violente agitation.

Par un geste rapide comme la pensée, don Gusman, profitant de ce mouvement, se débarrassa de son poncho, le lança sur la tête du colonel, qu’il enveloppa dans les plis du lourd vêtement, si bien que celui-ci se trouva garrotté et bâillonné avant non seulement d’avoir songé à se défendre, mais même d’avoir compris ce qui lui arrivait.

— À trompeur, trompeur et demi, don Bernardo ! lui dit alors Ribeyra d’un ton de sarcasme ; puisque vous tenez tant m’accompagner, vous viendrez, mais pas de la façon dont vous le supposiez probablement.

Pour toute réponse, le colonel lit un effort prodigieux, mais inutile, pour rompre les liens qui l’attachaient.

— Maintenant, aux autres ! s’écria le gentilhomme en jetant un regard de triomphe sur son ennemi, qui se tordait sur le sol dans le paroxysme d’une rage impuissante.

Cinq minutes plus tard, les quelques soldats demeurés dans le saguan étaient désarmés par les domestiques, garrottes avec les cordes qu’ils avaient eux-mêmes apportées, sans doute dans une tout autre intention, et portés sur les marches de la cathédrale, peu distante de la maison ; là on les abandonna à leur sort.

Quant au colonel, le vieux soldat qui venait de montrer une si grande présence d’esprit ne se souciait pas, ainsi qu’il le lui avait dit lui-même, de le laisser derrière lui ; il avait au contraire de fortes raisons pour l’avoir auprès de lui pendant la hasardeuse expédition qu’il allait tenter : aussi, dès qu’il fut à cheval, il jeta son prisonnier en travers sur le devant de sa selle, puis il