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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Qui je suis ? vous-même l’avez dit : votre ennemi ; ce que je veux ? vous sauver.

Don Gusman ne répondit pas, il était en proie à une violente émotion, son corps semblait agité par un mouvement nerveux.

Le colonel haussa les épaules avec impatience.

— Comprenez-moi bien, dit-il : le gaucho sur lequel vous comptez, vous l’attendrez vainement, car il est mort.

— Mort ! interrompit le gentilhomme avec étonnement.

— Cet homme, reprit don Bernado, était un traître ; à peine entré à Buenos Ayres, il chercha à qui vendre d’une façon lucrative le secret que votre frère lui avait confié ; le hasard voulut qu’il s’adressât à moi de préférence à tout autre, à cause de la haine que je parais porter à votre famille.

— Que vous paraissez ? répéta Ribeyra avec amertume.

— Oui, que je parais, fit le colonel en appuyant avec intention sur les mots ; bref, lorsque cet homme m’eut tout révélé, je le payai généreusement et je le laissai aller.

— Oh ! quelle imprudence ! ne put s’empêcher de murmurer don Gusman, intéressé au dernier point par ce récit.

— N’est-ce pas ? fit légèrement le colonel ; que voulez-vous ? dans le premier moment, je fus tellement bouleversé par ce que je venais d’entendre, que je ne songeai pas à m’assurer de cet homme. Je me préparais à me mettre à sa recherche, lorsque tout à coup un grand bruit s’éleva de la rue ; je n’informai, et je vous avoue que je fus on ne peut plus satisfait de ce que j’appris : il paraît que ce drôle, à peine dans la rue, s’était pris de querelle avec un autre picaro de son espèce, et que celui-ci lui avait, dans un moment d’impatience, donné de sa navaja à travere le torse, et cela si heureusement pour nous, qu’il l’avait tué raide. C’est miraculeux, n’est-ce pas ?

Le colonel avait débité cette étrange histoire avec ce laisser-aller et cette désinvolture gracieuse qui, depuis son arrivée, ne l’avaient pas un instant abandonné.

Don Gusman lui lança un coup d’œil investigateur que celui-ci supporta sans se troubler en aucune sorte ; enfin toute irrésolution parut cesser dans l’esprit du gentilhomme ; il redressa la tête, et, s’inclinant avec courtoisie devant don Bernardo :

— Pardon ! colonel, lui dit-il avec émotion, pardon, si je vous ai méconnu, mais jusqu’à ce jour tout semblait justifier ma conduite à votre égard ; mais, au nom du ciel, si vous êtes réellement mon ennemi, si vous avez une haine à assouvir, vengez-vous sur moi, sur moi seul, et épargnez mon frère, contre lequel vous ne devez nourrir aucun sentiment d’animosité.

Don Bernardo fronça le sourcil, mais, se remettant aussitôt :

— Caballero, répondit-il, ordonnez à votre domestique d’amener les chevaux ; moi-même je vous conduirai hors de la ville, que, sans mon escorte, il vous serait impossible de traverser, car tous vos pas sont épiés. Vous n’avez rien à redouter des hommes qui m’accompagnent, ils sont sûrs et dévoués, je les ai choisis exprès. Du reste, nous les laisserons à quelques pas d’ici.