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LES CHASSEURS D’ABEILLES

aurait été dit ; le général Rosas, malgré le vif intérêt qu’il vous porte, ne tient pas absolument à vous avoir vivant en son pouvoir.

Ce raisonnement était brutal mais d’une irréfragable logique. Don Gusman courba la tête avec résignation ; il comprit qu’il était entre les mains de cet homme.

— Pourtant, vous êtes mon ennemi, dit-il.

— Qui sait, caballero ? au temps où nous vivons nul ne peut répondre de ses amis ou de ses ennemis.

— Mais enfin que me voulez-vous ? s’écria le gentilhomme en proie à une surexcitation nerveuse d’autant plus grande qu’il était contraint de dissimuler la colère qui bouillonnait au fond de son cœur.

— Je vais vous le dire, mais par grâce ne m’interrompez plus, car nous n’avons déjà que trop perdu d’un temps dont plus que moi vous devez connaître la valeur.

Don Gusman lui lança un regard investigateur ; le colonel continua sans paraître s’en apercevoir :

— À l’instant où, dans votre pensée, je suis venu si mal à propos vous déranger, vous donniez vos derniers ordres à Diego, votre domestique de confiance, pour tenir vos chevaux prêts.

— Ah ! fit don Gusman.

— Oui, cela est si vrai, que vous n’attendiez, pour partir immédiatement, que l’arrivée d’un certain gaucho qui doit vous guider dans la pampa.

— Vous savez aussi cela ?

— Je sais tout ; du reste, jugez-en : votre frère don Leoncio de Ribeyra, réfugié depuis plusieurs années au Chili avec toute sa famille, doit cette nuit même arriver à quelques lieues de Buenos-Ayres. Vous avez, il y a huit jours, reçu avis de son retour ; vous êtes dans l’intention de vous rendre à l’hacienda del Pico, où il doit vous attendre, afin de l’introduire incognito dans la ville, où vous lui avez préparé un abri sûr, à ce que vous supposez du moins. Est-ce bien cela ? ai-je oublié quelque particularité ?

Don Gusman, atterré par ce qu’il venait d’entendre, avait laissé tomber sa tête dans ses mains avec découragement.

Un gouffre horrible s’était tout à coup ouvert devant ses yeux ; si Rosas était maître de son secret, — et après la révélation prolixe du colonel le doute n’était pas permis, — sa mort et celle de son frère étaient jurées par le farouche dictateur ; conserver une lueur d’espoir eût été folie.

— Mon Dieu ! s’écria-t-il avec angoisse, mon frère, mon pauvre frère ! Le colonel sembla jouir un instant de l’effet produit par ses paroles, puis il continua d’une voix douce et insinuante :

— Rassurez-vous, don Gusman, tout n’est pas perdu encore, les détails que je vous ai donnés si explicites sur un secret que vous croyiez si bien gardé, moi seul les connais ; l’ordre de vous arrêter n’est exécutoire que demain au lever du soleil ; la démarche que je fais en ce moment auprès de vous doit vous prouver que mon intention n’est pas d’abuser des avantages que lire donne le hasard.

— Mais que me voulez-vous donc ? Au nom du ciel, qui êtes-vous ?