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LES CHASSEURS D’ABEILLES

cette parenté ne saurait être que fort éloignée ; il n’est pas admissible qu’un père, si féroce qu’il soit, prenne plaisir à pervertir ainsi son fils de parti pris, cela serait tellement révoltant et hors nature, que l’esprit se refuse à le supposer. D’un autre côté, j’ai toujours éprouvé pour cet homme une répulsion secrète et invincible qui approchait de la haine ; avec l’âge cette répulsion, loin de diminuer, n’avait fait que s’accroître ; une rupture se faisait de jour en jour plus imminente entre nous, il ne fallait qu’un prétexte pour la faire éclater ; ce prétexte, le Chat-Tigre l’a fait surgir lui-même sans s’en douter, et maintenant, vous le dirai-je ? j’éprouve une espèce de joie intime en songeant que je suis libre enfin, maître de moi-même et délivré de la lourde sujétion qui si longtemps a pesé sur moi.

— Je partage entièrement votre avis, cet homme ne peut être votre père ; l’avenir sans doute nous prouvera que nous avons raison ; cette conviction morale que vous et moi nous possédons nous donne toute liberté d’agir à notre guise pour contrecarrer et renverser ses projets.

— De quelle façon me présenterez-vous à doña Hermosa, mon ami ?

— Bientôt je vous le dirai. Il me faut d’abord vous raconter une triste et longue histoire qu’il est nécessaire que vous connaissiez dans tous ses détails, afin que dans vos rapports avec don Pedro de Luna vous ne mettiez pas sans y songer le doigt sur une plaie saignante au fond de son cœur ; cette sombre et mystérieuse histoire s’est passée il y a bien longtemps déjà ; j’étais à peine né à cette époque, et pourtant ma pauvre mère me l’a si souvent contée, que les détails en sont présents à ma mémoire comme si j’avais été acteur dans ce drame terrible. Écoutez-moi avec attention, mon ami : qui sait si Dieu, qui m’a inspiré la pensée de vous faire ce récit, ne vous a pas réservé le soin d’en éclaircir les mystères ?

— Ce récit se rapporte-t-il donc à doña Hermosa ?

— Indirectement. Doña Hermosa n’était pas née encore à cette époque, son père n’habitait pas cette hacienda, qu’il n’a achetée que depuis ; toute la famille vivait alors retirée dans une villa de la Banda Orientale, car je dois vous apprendre avant tout que don Pedro de Luna n’est pas Mexicain et que le nom sous lequel vous le connaissez ne lui appartient que par substitution, ce nom étant celui de la branche de sa famille originaire du Mexique ; il ne l’a adopté que lorsqu’à la suite des faits que je vais vous rapporter il vint se fixer ici, après avoir acheté las Noria de San-Pedro à ses parents, qui, fixés depuis longues années à Mexico, ne faisaient que de loin en loin et à de fort longs intervalles un voyage de quelques jours dans cette hacienda retirée. Les habitants du presidio de San-Lucar et les autres habitants de l’État, qui ne connaissaient don Pedro de Luna que de nom, ne doutèrent pas que ce fût lui qui se retirait dans sa propriété ; mon maître, lorsqu’il arriva ici, ne songea pas à les désabuser, d’autant plus que pour certaines raisons que vous connaîtrez bientôt il avait fait avec ses parents, en achetant l’hacienda, une question sine qua non du droit de porter leur nom à la place du sien ; ceux-ci, naturellement, ne virent point d’inconvénient à cela, et maintenant que plus de vingt ans se sont écoulés, que don Pedro, par suite de la mort successive de tous ses parents, est devenu le chef de la famille, ce nom,