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LES CHASSEURS D’ABEILLES

Don Fernando se leva, saisit vivement la main qui lui était si loyalement tendue, et la serrant à plusieurs reprises :

— Merci, fit-il, merci et pardon ! mais, vous l’avez dit, je suis un sauvage, je prends ombrage de tout ; j’avais méconnu votre noble caractère.

— Qu’il ne soit plus question de cela. Écoutez-moi ; je ne sais comment cette pensée m’est venue, mais je soupçonne le Chat-Tigre d’être l’implacable ennemi de don Pedro de Luna ; il voulait, j’en suis convaincu, faire de vous l’instrument de quelque hideuse machination contre la famille de l’haciendero.

— Cette pensée m’est aussi venue, répondit le chasseur ; la conduite étrange du Chat-Tigre pendant le temps que don Pedro, et sa fille ont passé près de lui, le piège qu’il leur avait tendu et dans lequel sans moi ils seraient tombés, ont éveillé mes soupçons. Vous avez vous-même entendu les reproches que cette nuit il m’a adressés. Oh ! qu’il prenne garde !

— Ne brusquons rien ! s’écria vivement don Estevan ; soyons prudents, au contraire, laissons, quels qu’ils soient, les projets du Chat-Tigre se dessiner, afin de savoir comment les renverser.

— Oui, vous avez raison, cela vaut mieux. Bientôt il viendra au presidio de San-Lucar ; il me sera facile de surveiller toutes ses démarches et de contreminer ses projets. Quoique cet homme soit bien fin, que son astuce et sa fourberie soient extrêmes, je jure Dieu que je lui prouverai que je suis plus fin que lui.

— D’autant plus que je serai, moi, derrière vous pour vous soutenir et vous venir en aide au besoin.

— C’est surtout doña Hermosa qu’il faut sauvegarder. Hélas ! plus heureux que moi, don Estevan, vous pourrez veiller sur elle à chaque heure du jour.

— Vous vous trompez, mon ami, je compte d’ici à quelques heures vous présenter à elle.

— Ferez-vous cela réellement ? s’écria-t-il avec joie.

— Certes, je le ferai, d’autant plus que, pour mieux tromper le Chat-Tigre il faut que vous soyez placé sur un certain pied d’intimité dans l’hacienda. Ne vous souvenez-vous plus de ces sarcasmes et de ces insinuations à propos de l’amour qu’il vous suppose pour la charmante fille de l’haciendero, amour qu’il se vante de vous avoir en quelque sorte inspiré pour elle, en vous plaçant malgré vous et sans que vous vous en doutiez sur son passage ?

— C’est vrai, oh ! cet homme doit avoir quelque odieux projet.

— N’en doutez pas, mais avec l’aide de Dieu nous le ferons échouer ; maintenant deux mots.

— Parlez, mon ami, parlez, que voulez-vous savoir ?

— Croyez-vous que ce bandit soit votre père ? Pardonnez-moi de vous adresser cette question dont vous devez comprendre l’importance.

Don Fernando devint soucieux, son front se creusa sous l’effort de la pensée ; il y eut un silence de quelques minutes ; il réfléchissait profondément, enfin il releva la tête.

— La question que vous me faites en ce moment, dit-il, je me la suis