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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Je suis prêt à le faire. Présentez-vous en mon nom aux vaqueros ; ce diamant, ajouta-t-il en retirant une bague de son doigt, sera votre passeport.

Ils sont avertis ; en le leur montrant, ils vous obéiront comme à moi-même.

— Dans quel endroit se réunissent ces hommes ?

— Vous les rencontrerez pour la plupart dans une pulqueria borgne du nouveau pueblo de San-Lucar ; mais avez-vous réellement l’intention de vous aventurer dans le presidio ?

— Certes ; maintenant un mot : malgré ce que tu m’as dit tout à l’heure, puis-je compter sur toi lorsque le moment d’agir sera venu ?

— Oui, si ce que vous voulez faire est juste.

— Ah ! ah ! tu commences déjà à m’imposer des conditions.

— Ne vous ai-je pas averti ? préférez-vous que je reste neutre ?

— Non, j’ai besoin de toi ; tu habiteras sans doute la maison que tu as achetée ; tous les jours un homme sûr te tiendra au courant de ce qui se fera, et le moment venu, j’en suis convaincu, tu seras auprès de moi.

— Peut-être ; dans tous les cas, croyez-moi, n’y comptez pas.

— J’y compte, au contraire, voici pourquoi : dans ce moment, tu es dans tout le feu de la passion, et naturellement tes raisonnements subissent l’influence des sentiments qui te maîtrisent, mais avant un mois il arrivera inévitablement ceci : ou tu réussiras, et après l’amour satisfait viendra la satiété, et alors tu seras heureux de retourner au désert ; ou tu ne réussiras pas, et la jalousie, l’orgueil froissé, t’inspireront le désir de te venger, et ce sera avec joie que tu saisiras l’occasion que je t’offrirai de le faire.

— Je vois malheureusement qu’avant peu de temps d’ici nous ne nous entendrons plus du tout, répondit le Mexicain avec un sourire triste ; toujours vous raisonnez au point de vue des passions mauvaises, tant est grande la haine que vous portez aux hommes et le mépris que vous avez pour toute la race humaine, tandis que moi, au contraire, je désire n’écouter que mes bons sentiments et me laisser guider par eux.

— Bien, bien, enfant, je t’accorde un mois pour mener à fin ton amourette, ce laps de temps écoulé, nous reprendrons cette conversation. Adieu !

— Adieu ! Est-ce que vous vous dirigez maintenant vers le presidio ?

— Non, je retourne à mon village ; là aussi j’ai une certaine affaire à terminer, car, ou je me trompe fort, ou bien des événements se sont passés là-bas pendant mon absence.

— Redoutez-vous donc une révolte contre votre pouvoir ?

— Je ne la redoute pas, je la désire, répondit-il avec un sourire énigmatique.

Après avoir une dernière fois pris congé du jeune homme, le vieillard remonta à cheval et rentra sous le couvert.

Don Fernando demeura quelques instants plongé dans de sérieuses réflexions, écoutant machinalement le bruit des pas qui s’éloignaient et d’instant en instant devenaient plus faibles et plus indistincts.

Lorsque tout enfin fut retombé dans le silence, le jeune homme tourna la tête vers la partie de l’île où le Chat-Tigre s’était dirigé.

— Va, murmura-t-il d’une voix sourde, va, bête féroce qui crois que je