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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Répondrez-vous avec honnêteté et franchise aux questions que je vous adresserai ? reprit au bout d’un instant le cavalier.

— Oui, autant que cela me sera possible.

— C’est-à-dire autant que votre intérêt ne vous engagera pas à mentir.

— Dame ! señor, nul n’aime faire la guerre à ses dépens ; personne ne peut m’obliger à dire du mal de moi-même.

— C’est juste ! Qui êtes-vous ?

— Seňor, reprit l’autre en se redressant avec fierté, j’ai l’honneur d’être Mexicain, ma mère était une Indienne Opata, mon père un caballero de Guadalupe.

— Très bien, mais cela ne m’apprend rien sur vous.

— Hélas ! Seigneurie, répondit-il avec ce ton pleurard que savent si bien prendre les Mexicains, j’ai eu des malheurs.

— Ah ! vous avez eu des malheurs, Seigneur… Ah ! pardon ! il me semble que vous avez oublié de me dire votre nom ?

— Il est bien obscur, Seigneurie, mais, puisque vous désirez le savoir, voici : je me nomme Tonillo el Zapote, tout à votre service, Seigneurie.

— Merci ! seňor Zapote ; maintenant continuez, je vous écoute.

— J’ai fait beaucoup de métiers dans ma vie ; j’ai tour à tour été lepero, muletier, maromero, soldat. Malheureusement je suis un peu vif ; quand je me mets en colère, j’ai la main fort légère.

— Ou fort lourde, observa en souriant le cavalier.

— C’est la même chose, si bien que j’ai eu le malheur de couper cinq ou six individus qui avaient eu l’imprudence de me chercher querelle ; le juez de letras se fâcha, et, sous prétexte que je devais six morts, il prétendit que je méritais le garrotte ; alors, voyant que mes concitoyens me méconnaissaient ainsi, que la civilisation ne savait pas m’apprécier à ma juste valeur, je me réfugiai au désert et je me fis chasseur.

— D’hommes ? interrompit le cavalier d’un ton de sarcasme.

— Dame ! Seigneurie, les temps sont durs, les gringos paient une chevelure 20 dollars, c’est une belle somme, et, ma foi ! quand on est pressé par le besoin ! Mais je n’ai jamais recours à ce moyen qu’à la dernière extrémité.

— Ah ! ah ! fort bien ; maintenant, dites-moi, me connaissez-vous ?

— Beaucoup de réputation, mais personnellement non.

— Avez-vous contre moi quelque sujet de haine ?

— J’ai déjà eu l’honneur de vous dire que non.

— Alors pourquoi avez-vous voulu m’assassiner ?

— Moi, s’écria-t-il avec les marques du plus grand étonnement, vous assassiner ! jamais !

— Comment ! drôle, fit le cavalier en fronçant les sourcils, vous osez soutenir une telle imposture, lorsque quatre fois déjà j’ai servi de cible à votre rifle et qu’aujourd’hui même vous avez tiré sur moi…

— Oh ! permettez, Seigneurie, fit el Zapote avec feu ; ceci n’est pas du tout la même chose ; j’ai tiré sur vous, c’est vrai : il est même probable que j’y tirerai encore, mais jamais, je le jure sur ma part de paradis, je n’ai eu