Page:Aimard - Les Chasseurs d’abeilles, 1893.djvu/105

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
101
LES CHASSEURS D'ABEILLES

traits, bien que flétris par la vieillesse, conservaient encore la trace d’une grande beauté, se tenait debout au milieu de la pièce.

— Ma mère, lui dit don Estevan en s’inclinant respectueusement devant elle, permettez-moi de vous présenter don Fernando Carril, un honorable caballero qui consent à être notre hôte pour cette nuit.

— Qu’il soit le bienvenu, répondit doña Manuela avec un gracieux sourire, cette maison et tout ce qui s’y trouve sont à sa disposition.

Don Fernando salua profondément la mère du jeune homme et répondit :

— Señora, je vous remercie mille fois de ce bon accueil.

Doña Manuela, en apercevant l’étranger, avait tressailli, elle n’avait qu’avec peine réprimé un mouvement de surprise ; le son de sa voix la frappa non moins vivement, et elle jeta sur lui un regard profondément scrutateur ; mais au bout d’un instant elle secoua la tête comme si elle reconnaissait avoir commis une erreur, et reprenant la parole :

— Veuillez vous asseoir, dit-elle en indiquant la table d’un geste plein de cordialité ; dans un instant on vous servira les rafraîchissements dont une longue course à cheval, en aiguisant votre appétit, vous rendra moins sensible la frugalité.

Doña Manuela s’assit elle-même à table, don Estevan se plaça à sa gauche et don Fernando à sa droite ; trois ou quatre peones entrèrent alors et s’assirent, sur un signe de leur maîtresse, à l’extrémité opposée.

Le repas était frugal en effet : il se composait de haricots rouges au piment, de tasajo, d’une poule au riz et de tortillas de maïs, le tout arrosé de pulque et de mezcal.

Les deux jeunes gens firent honneur aux mets placés devant eux et mangèrent comme des hommes qui viennent de faire dix lieues à cheval sans s’arrêter.

Doña Manuela voyait avec plaisir disparaître les mets dont elle chargeait incessamment leurs assiettes et les excitait par tous les moyens à satisfaire leur appétit.

Lorsque le repas fut terminé, les convives passèrent dans une pièce intérieure dont l’ameublement était plus confortable et qui servait de salon aux habitants de la maison.

La conversation qui, naturellement, avait été assez languissante pendant le dîner, s’anima peu à peu et bientôt atteignit, grâce aux efforts de doña Manuela, ce ton de douce familiarité qui bannit toute contrainte et double les charmes d’une causerie intime.

Don Fernando semblait se laisser aller avec un secret plaisir à cette conversation à bâtons rompus, qui sautait incessamment d’un sujet à un autre, il écoutait avec complaisance les longs récits de doña Manuela et répondait avec une apparente bonhomie aux questions que parfois elle lui adressait.

— Êtes-vous costeno ou tierras adentro[1], caballero ? demanda tout à coup la bonne dame à son hôte.

  1. Costeno, habitant des côtes ; terras adentro, habitant de l’intérieur des terres.