Page:Aimard - Les Bohèmes de la mer, 1891.djvu/92

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Laissez s’expliquer monsieur, cher Philippe, dit la jeune femme avec noblesse, mieux vaut qu’il en soit ainsi, et que nous sachions une fois pour toutes à quoi nous en tenir avec lui.

— Puisque vous l’exigez… murmura-t-il les dents serrées par la colère.

— Je vous en prie.

— Finissons-en donc, monsieur.

— J’ai l’honneur de vous faire observer, monsieur, répondit en s’inclinant le chevalier, que c’est vous qui m’avez interrompu.

Le jeune homme frappa du pied et lança un regard terrible au chevalier, mais il garda le silence.

— Donc, reprit paisiblement celui-ci, je devinai que j’avais un rival, et que ce rival était aimé ; cette découverte, si désagréable quelle fût pour moi, ne me toucha cependant que médiocrement, par la raison toute simple que, dès le premier instant où je vous avais vue, je m’étais juré à moi-même que vous seriez à moi.

— Hein ? s’écria furieusement le jeune homme.

— J’ai l’habitude, reprit froidement le chevalier, de toujours tenir les serments que je fais : c’est vous dire que je tenterai tout au monde pour ne pas me manquer de parole.

— Ah ! pardieu ! monsieur, s’écria le jeune homme au comble de l’exaspération, ceci est d’une outrecuidance telle, que…

— Pardon ! laissez-moi achever, interrompit-il toujours implacable et froid, je n’ai que quelques mots à ajouter ; nous sommes gentilshommes tous deux, monsieur, de bonne race, c’est assez dire qu’entre nous la guerre sera loyale, la lutte courtoise, ce sera, fit-il avec un sourire railleur, un tournoi, pas autre chose.

— Mais vous oubliez une chose, monsieur, dit doña Juana avec hauteur, une chose assez importante, cependant, il me semble.

— Laquelle donc, madame ? répondit-il.

— C’est que je ne vous aime pas, et que je ne vous aimerai jamais, reprit-elle avec un écrasant dédain.

— Oh ! fit-il avec une adorable fatuité, qui peut répondre de l’avenir ? à peine est-il permis de compter sur le présent.

— Vous savez que je vous tuerai, monsieur, dit le jeune homme, les poings crispés et les dents serrées.

— Je sais du moins que vous essayerez ; eh ! mon Dieu, vous devriez me remercier au lieu de tant me haïr. Cette lutte qui s’engage entre nous va jeter un charme infini sur votre existence : rien n’est maussade comme les amours qui ne sont pas contrariées.

— Allons, vous êtes fou, chevalier ; tout ce que vous nous avez dit là n’est pas sérieux, dit Philippe complètement mis hors des gonds par l’étrange profession de foi du jeune homme, et ne pouvant admettre qu’il fût possible que tout cela fût réel.

— Je suis fou de madame, oui, c’est vrai. Quant à ce que je vous ai dit, croyez-en ce que vous voudrez : je vous ai averti, c’est à vous maintenant à vous tenir sur vos gardes.