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— Eh bien ! dit-il du ton d’un homme qui prend un parti décisif, voici ce dont il s’agit. Lorsque mon engagé Pitrians m’a remis votre lettre, naturellement mon premier mouvement a été de vous obéir et de me rendre en toute hâte au rendez-vous que vous m’assigniez ici, au Saumon couronné.

— Je te remercie de l’empressement que tu m’as témoigné en cette circonstance, mon ami.

— Pardieu ! il aurait fait beau voir que je ne fusse pas venu ! c’eût été drôle, sur ma foi t Donc je suis arrivé, nous avons joué, nous avons bu, fort bien, rien de mieux ; seulement je me demande quel motif sérieux vous a fait quitter Saint-Christophe pour venir incognito à Port-de-Paix.

— Et c’est ce motif que tu désires connaître, hein, Pierre ?

— Ma foi, oui ; si cela ne vous contrarie pas, bien entendu ; sinon, mettez que je n’ai rien dit et n’en parlons plus.

— Parlons-en, au contraire, mon ami ; j’aurais voulu ne te faire cette ouverture que devant mon neveu, ton matelot ; mais puisqu’il s’obstine à ne pas venir, tu vas tout savoir.

— Nous pouvons attendre encore, monsieur d’Ogeron, il ne tardera pas maintenant probablement.

— Peut-être, mais peu importe ; d’ailleurs, il connaît déjà à peu près mes projets, écoute-moi donc.

— Ah ! le sournois, il ne m’avait rien dit.

— Je le lui avais défendu.

— Alors, c’est différent ; il a bien fait de se taire.

— Écoute-moi avec attention, car la chose en vaut la peine. Tu te rappelles, n’est-ce pas, comment le chevalier de Fontenay, attaqué à l’improviste par une escadre espagnole, fut, après une résistance héroïque, forcé d’abandonner la Tortue ?

— Certes, je me le rappelle, monsieur d’Ogeron, et c’est un fier crève-cœur pour nous tous de voir flotter le pavillon espagnol sur le port de la Roche, et d’être ainsi nargués par ces maudits Gavachos qui semblent nous rire au nez ! Vive Dieu ! je ne sais ce que je donnerais pour jouer un bon tour à ces dons maudits et les voir déguerpir de notre île.

M. d’Ogeron écoutait en souriant le boucanier. Lorsqu’il se tut, il se pencha vers lui, posa sa main sur son épaule et le regardant bien en face :

— Eh bien ! Pierre, mon ami, lui dit-il d’une voix basse et contenue, moi aussi je veux jouer un bon tour aux Gavachos et les chasser de notre île.

— Eh ! fit Legrand avec un tressaillement nerveux, dites-vous vrai ? Est-ce bien réellement votre intention ?

— Sur mon honneur, Pierre, voici pourquoi j’ai quitté Saint-Christophe, et je suis venu incognito à Port-de-Paix ; il ne manque pas d’espions espagnols ici ; il est inutile qu’ils sachent que je me trouve si près de la Tortue.

— Ah ! bon ! s’il en est ainsi, nous allons rire,

— Je l’espère.

— C’est un coup de main, n’est-ce pas ?