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ancien et recouvert d’une herbe haute et drue s’ouvrait comme une gueule béante sur le précipice. Un arbre avait poussé auprès de cet éboulement, qu’il recouvrait et ombrageait de ses puissantes rainures.

Machinalement, les regards de la jeune fille se tournaient vers cet endroit sur lequel ils se fixaient parfois avec une ténacité indépendante de sa volonté et dont elle n’essayait même pas de se rendre compte.

Tout à coup il lui sembla voir comme une ombre surgir lentement de ce trou et deux yeux briller dans les ténèbres comme deux charbons incandescents.

Doña Juana frissonna intérieurement à cette effrayante apparition, et elle se blottit silencieuse et craintive au fond du bosquet.

Après deux ou trois minutes qui semblèrent durer un siècle à la jeune fille épouvantée, cette ombre grandit peu à peu et prit toutes les proportions d’un homme, proportions qui paraissaient gigantesques aux reflets trompeurs de la lune.

Autant que la distance assez éloignée où se trouvait doña Juana lui permit d’en juger, cet homme ne devait pas être un Espagnol. Son costume se rapprochait plutôt de celui des boucaniers.

Quel qu’il fût, cet individu explora les environs d’un regard perçant qui semblait vouloir pénétrer les ténèbres ; puis, rassuré sans doute par le silence profond qui l’entourait et la solitude environnante, il s’agenouilla sur le bord de l’éboulement, et, entourant le tronc de l’arbre d’un bras, sans doute afin de se retenir, il se pencha sur le trou ; presque aussitôt il se redressa, amenant après son bras tendu en avant un autre homme qui, s’aidant des pieds et des mains, sauta légèrement sur le sol du jardin.

— Tu n’as vu personne ? dit à voix basse et en français le second au premier.

— Personne.

— Tu n’as rien entendu ?

— Rien.

— Allons, c’est bien joué ; il s’agit maintenant de savoir où nous sommes ici.

— Quant à cela, je l’ignore.

— Pardieu, moi aussi ; hale les armes d’abord. En cas d’alerte, je ne serais pas fâché d’avoir de quoi me défendre.

Sans répondre, son compagnon s’agenouilla sur le bord du trou, et, en quelques instants, il hissa deux fusils solidement attachés au bout d’une corde.

— Voilà, dit-il.

— Bon. Maintenant il s’agit de s’orienter, ce qui ne sera pas difficile, car il fait clair comme en plein jour ; moi à droite et toi à gauche nous allons former un cercle dont ce trou sera le centre ; surtout, l’œil et l’oreille au guet. Il s’agit de ne point donner l’éveil et de ne pas nous faire surprendre comme des imbéciles.

Son compagnon fit un geste d’assentiment ; ils se tournèrent le dos et se mirent immédiatement en mesure d’exécuter leur projet.