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Tortue, ils étaient sur leurs gardes ; c’était donc une entreprise fort difficile que de les débusquer de ce poste que, depuis qu’ils en étaient les maîtres, ils avaient rendu presque inexpugnable.

Aussi M. d’Ogeron, malgré son violent désir de risquer l’aventure, craignant surtout un échec, ne voulut-il rien tenter avant que d’avoir fait reconnaître la place par un homme sûr, et à cet effet il avait choisi son neveu sur lequel il savait pouvoir compter.

Le soir même du jour où les flibustiers avaient tenu conseil à l’hôtellerie du Saumon couronné, à Port-de-Paix, entre huit heures et huit heurs et demie, trois personnes soupaient dans une salle assez vaste et richement meublée du fort de la Roche.

Ces trois personnes étaient doña Juana, cette charmante jeune fille que déjà nous avons entrevue à l’île de Saint-Domingue, sa dueña ña Cigala, et don Fernando d’Avila, gouverneur de l’île de la Tortue.

Don Fernando était un homme de cinquante ans, aux traits caractérisés, à la physionomie énergique, vrai type des soldats de cette époque, qui ne connaissaient d’autre raison que l’épée, et d’autre droit que la force.

Tout en faisant honneur aux mets placés devant lui, il causait avec doña Juana, débarquée le matin seulement dans l’île. La jeune fille paraissait triste et préoccupée ; elle ne répondait que par monosyllabes aux bienveillantes interrogations du gouverneur, interrogations que le plus souvent elle n’entendait pas et auxquelles, par conséquent, elle répondait tout de travers.

— Qu’avez-vous donc ? chère enfant, demanda enfin don Fernando, surpris d’être ainsi, seul à faire les frais de la conversation. Seriez-vous malade ? Ce voyage doit vous avoir extraordinairement fatiguée ; peut-être avez-vous besoin de repos ?

— Nullement, monsieur, répondit-elle avec distraction.

— Il ne faudrait pas vous gêner, niña, reprit-il doucement ; vous êtes ici chez vous et maîtresse d’agir à votre guise.

— Vous êtes mille fois bon, monsieur.

— Ainsi il ne vous est rien arrivé d’extraordinaire pendant votre voyage, excepté la rencontre imprévue de ces deux ladrones ?

— Rien, absolument, monsieur.

— Vous avez été bien effrayée, n’est-ce pas ?

— Mais non, je vous assure.

— Heureusement que maintenant vous voilà en sûreté, et que vous n’avez plus rien à redouter des bribones.

La jeune fille fronça légèrement les sourcils, mais elle s’abstint de répondre ; don Fernando se leva,

— Je suis contraint de vous fausser compagnie, niña, dit-il ; excusez-moi. Voici l’heure où je visite mes postes, et jamais je n’y manque.

— Ne vous occupez pas de moi, je vous prie, monsieur, fit-elle. Vous le voyez, ña Cigala s’est endormie ; moi-même je vais me retirer dans mon appartement, car je suppose que dans cette forteresse il n’existe aucun jardin où il soit possible de respirer l’air du soir.

— Pardonnez-moi, chère enfant, répondit-il avec un sourire de bonne