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rin, s’appesantit sur les avantages que procurerait à l’association des Frères de la Côte, la toute-puissante protection du roi Louis XIV et insista auprès de ses auditeurs pour que cette bienveillance, que daignait leur témoigner le roi, fût appréciée par eux comme elle devait l’être ; puis il arriva au but principal de la conférence, c’est-à-dire à la nécessité de s’emparer le plus tôt possible de l’île de la Tortue et à ne pas laisser plus longtemps le pavillon espagnol flotter jusque sous leurs yeux comme pour les narguer et railler cette indépendance qu’ils se flattaient d’avoir conquise.

Le discours de M. d’Ogeron, habilement préparé, produisit un grand effet sur ses auditeurs, dont il flattait les plus vifs sentiments.

Ces hommes mis au ban de la société, considérés comme des parias, traités par leurs ennemis les Espagnols comme des pirates sans consistance, se sentaient intérieurement gonflés d’orgueil à la pensée que le roi Louis XIV recherchait leur alliance et traitait pour ainsi dire d’égal à égal avec eux.

Ils se sentaient relevés dans leur propre estime par cette offre du roi et se réjouissaient d’avoir été jugés dignes qu’elle leur fût faite. La plupart d’entre eux, jetés par des circonstances indépendante de leur volonté dans cette vie d’aventures et de hasards, aspiraient secrètement à la quitter pour reprendre leur place dans la société qui les avait rejetés de son sein ; les paroles de M. d’Ogeron trouvèrent donc d’autant plus d’écho dans leur cœur, qu’ils entrevirent l’espoir de reconquérir, dans un avenir prochain, tous les biens qu’ils croyaient avoir à jamais perdus et après lesquels ils soupiraient d’autant plus qu’ils ne comptaient plus les posséder jamais. Tant il est vrai, que ce n’est jamais impunément qu’un homme, si fort qu’il soit, se sépare de la société, foule aux pieds les lois qui la régissent, et prétend vivre pour lui seul et en dehors d’elle ; toutes choses auxquelles s’oppose la grande solidarité humaine.

Montbars avait attentivement écouté M. d’Ogeron ; plusieurs fois, pendant son discours, il avait froncé imperceptiblement les sourcils, car seul, peut-être, il avait deviné les pensées secrètes du vieillard et le but auquel il tendait.

— Monsieur, répondit-il au nom de ses compagnons, nous sommes, ainsi que nous le devons, reconnaissants à Sa Majesté le roi Louis XIV, d’une bienveillance que nous n’avons aucunement sollicitée.

— C’est vrai, monsieur, répondit M. d’Ogeron, qui sentit le coup et le voulut parer. Mais, Sa Majesté s’intéresse à tous ses sujets, quels qu’ils soient et en quelque lieu qu’ils se trouvent, et est heureuse, lorsque l’occasion s’en présente, de leur donner des marques de satisfaction.

— Pardon, monsieur, répondit le chef de la flibuste avec un sourire amer, je crois que vous confondez en ce moment.

— Que voulez-vous dire, monsieur ?

— N’avez-vous pas, en parlant de nous, employé le terme de sujets ?

— En effet, mais ce terme n’a, je le crois, dans ma bouche rien d’offensant pour vous.

— Ni dans celle du roi Louis XIV, monsieur ; je ne le trouve pas juste, voilà tout.