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— Pour ma part, je ne m’y oppose nullement, répondit Philippe avec déférence, et si, au lieu d’être impoli et cassant comme à son ordinaire, le capitaine Grammont avait jugé convenable d’attendre quelques minutes, mon engagé serait sorti, moi-même je lui en aurais donné l’ordre. S’il est demeuré, ce n’est que parce que j’ai deux mots à dire à son sujet aux frères qui sont rassemblés, et que ces deux mots, il les doit entendre.

— Parle, alors, frère, nous t’écoutons.

— Je serai bref.

— Voyons un peu, dit le chevalier avec ironie.

— Nos lois exigent que celui qui veut émanciper un engagé, proclame devant le conseil cette émancipation et les causes qui ont amené une telle mesure de la part du maître, n’est-il pas vrai ?

— C’est vrai, répondirent les flibustiers d’une seule voix.

— Pitrians, mon engagé, m’a sauvé la vie la nuit dernière au péril de la sienne ; plusieurs de nos frères peuvent en témoigner.

— Moi d’abord, dit Vent-en-Panne.

— Et moi, ajouta Pierre Legrand.

— Je fais remise à Pitrians du temps d’engagement qui lui reste à faire ; à compter de cet instant je reconnais qu’il est libre et notre égal ; embrasse-moi, frère Pitrians.

— De grand cœur et merci, frère, s’écria Pitrians en se jetant dans ses bras, seulement je ne me tiens pas quitte envers toi, Philippe ; si je ne suis plus ton engagé, je veux toujours être ton ami.

— Je l’entends bien ainsi, frère.

Les autres flibustiers, serrèrent chaleureusement la main de Pitrians et le félicitèrent de sa bonne fortune ; les émancipations étaient rares parmi les flibustiers.

— Maintenant, retire-toi, Pitrians, reprit Philippe ; on te l’a dit : ta place n’est pas ici, et emmène avec toi le matelot du chevalier qui non plus ne saurait y demeurer.

Grammont se mordit les lèvres avec rage, mais il n’avait rien à répondre. Soudain il étendit le bras vers l’homme au manteau, et le désignant aux autres flibustiers :

— Et celui-ci, dit-il avec ironie, est-ce encore un ami du capitaine Philippe, et se croit-il en cette qualité autorisé à assister masqué à nos réunions ?

— Je suis en effet un des meilleurs et des plus vieux amis du capitaine Philippe, répondit froidement l’homme au manteau, et bientôt vous en aurez la preuve, chevalier.

— Eh bien ! donnez-la donc, cette preuve, s’écria le chevalier avec violence.

L’inconnu suivit du regard Martial et Pitrians qui sortaient de la salle ; lorsque la porte se fut refermée derrière eux, il s’avança jusqu’au milieu du cercle.

— Cette preuve, la voici, dit-il en ouvrant son manteau et quittant son chapeau.

— Monsieur d’Ogeron ! s’écrièrent les flibustiers avec une surprise joyeuse.

— Moi-même, messieurs. Êtes-vous satisfait maintenant, capitaine Grammont ?