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— Je n’ajouterai qu’un mot, frères, s’écria Grammont, Francœur est mon matelot, ne l’oubliez pas.

Les aventuriers répondirent par de joyeux vivats.

En ce moment trois ou quatre personnes entrèrent dans l’auberge.

— Enfants, dit Montbars, retirez-vous, j’ai besoin de demeurer seul avec ceux de nos frères qui déjà en plusieurs circonstances ont commandé en chef des expéditions.

Jamais ordre du sultan de Delhi ne fut plus vivement et plus complètement exécuté.

Cinq minutes plus tard, quelques aventuriers seulement étaient demeurés dans la salle : c’étaient Montbars, Grammont, Pierre Legrand, Vent-en-Panne, Michel le Basque, Francœur, Drack, le Poletais, Philippe, Pitrians et un onzième, si soigneusement enveloppé dans les plis d’un large manteau, qu’il était impossible, de le reconnaître.

Excepté Martial, c’étaient tous de vieux Frères de la Côte, l’élite de la flibuste ; des hommes qui avaient bravé la mort dans cent combats inégaux et accompli des actions de la plus héroïque témérité.

Le chevalier de Grammont sembla compter du regard les membres de l’assemblée, et s’adressant tout à coup à Pitrians immobile auprès de la porte qu’il avait refermée :

— Or çà, drôle ! lui dit-il d’une voix rude, que fais-tu ici ? décampe, au plus vite, ou sinon…

— Modérez votre ardeur, chevalier, interrompit froidement. Philippe, Pitrians est ici parce que je lui ai ordonné de demeurer et il y restera jusqu’à ce que je lui dise de sortir.

Le chevalier lança, un regard de travers au jeune homme. Grammont et Philippe se détestaient. Pour quelle raison ? personne n’aurait su le dire ; peut-être ne le savaient-ils pas eux-mêmes ; ils éprouvaient l’un pour l’autre une invincible antipathie ; c’était chez eux affaire de nerfs plutôt qu’autre chose.

Le fait positif, certain, que tout le monde connaissait, c’est qu’ils nourrissaient l’un contre l’autre une forte et franche haine, qui ne demandait qu’à éclater au grand jour ; bref une catastrophe devenait imminente entre les deux hommes dès qu’ils se trouvaient face à face.

— Qu’est-ce à dire, fit Grammont, avec hauteur, vous donnez donc des ordres ici, mon maître ?

— J’en ai partout et toujours donné à mes engagés et souvent à mes égaux, répondit sèchement Philippe.

— L’ordre de Montbars est formel, : ce drôle n’a pas le droit de rester ici, et j’exige qu’il sorte.

— Son titre pour être avec nous est au moins aussi valable que celui de votre nouveau matelot, qui est plus jeune que lui dans la flibuste, je suppose.

La querelle s’envenimait, Montbars s’interposa.

— Vous avez tort tous les deux, dit-il ; ton matelot, Grammont, et ton engagé, Philippe, ne peuvent ni l’un ni l’autre assister à l’entretien qui va avoir lieu : donc, il faut qu’ils sortent.