Page:Aimard - Les Bohèmes de la mer, 1891.djvu/68

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— J’ai vingt-deux ans, monsieur ; à l’âge de sept ans, je me suis embarqué mousse, depuis lors je n’ai plus quitté la mer.

— Votre navigation n’a été que du cabotage, sans doute ?

— Pardonnez-moi, monsieur ; j’ai pêché le hareng avec les Flamands, harponné la baleine avec les Bayonnais, et avec les Hollandais je suis allé au pays des épices.

L’aventurier hocha tristement la tête,

— Ainsi, reprit-il, en fixant un regard interrogateur sur Martial, vous désirez, mon jeune maître, vous embarquer avec nous ?

— Déjà je vous ai dit que c’était mon plus cher désir.

— Vous êtes malheureux ? lui dit-il avec un sourire triste.

Malgré lui, le jeune homme tressaillit à cette question, à laquelle il était si loin de s’attendre ; il se sentit pâlir.

— Moi ? balbutia-t-il avec embarras.

— Oui ; vous aimez, n’est-ce pas ? Votre amour n’est pas partagé, votre cœur est brisé ; alors la pensée vous est venue de faire la course, et vous avez saisi avec empressement l’occasion que vous offrait le hasard de vous embarquer sur le Caïman.

— Mais… fit-il.

— Oui, c’est cela ; cette folie a failli vous coûter cher, pauvre enfant ; du reste, calmez-vous, je ne vous demande pas votre secret. Vous avez vingt ans, vous êtes jeune, beau, c’est l’histoire universelle cela, rien n’est plus ordinaire ; nous avons tous payé cette dette, ajouta-t-il, en essuyant son front moite de sueur ; vous, vous voulez courir l’aventure ?

— Oui.

— Eh bien ! soit ; vous êtes des nôtres désormais. Dieu veuille que vous ne vous repentiez jamais de la funeste résolution que vous prenez aujourd’hui.

— Je suis déterminé, dit-il d’une voix ferme.

— Alors, tout est dit, mon enfant ; bonne chance !

— Ah ! ah ! fit le chevalier de Grammont, en s’approchant, encore ensemble ? Pardieu ! Montbars, tu accapares un peu trop notre nouveau compagnon, nul ne peut lui parler.

— À ton aise, répondit en souriant l’aventurier. Que veux-tu lui dire ?

— Ceci, et je ne suis pas fâché que tu l’entendes. Alors, se tournant vers le jeune homme : Écoute, lui dit-il, jusqu’à présent je me suis obstiné à vivre seul comme un ours, sans jamais consentir à former de liaisons, ne voulant contracter de matelotage qu’avec un homme taillé comme moi dans le granit ; tu es l’homme que j’attendais, veux-tu être mon matelot ?

— Je le crois bien, s’écria joyeusement le jeune homme.

— Eh bien, touche là ! Nous sommes frères, dit-il en lui tendant la main. Martial lui tendit la sienne sans hésiter.

— Comment te nommes-tu, frère ?

— Martial.

— Bon, ce n’est pas un nom d’aventure, cela, je vais t’en donner un autre, moi.