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Maître Kornic débouchait lui-même les bouteilles et ne dédaignait pas de remplir les verres de ses pratiques.

Bientôt la foule devint si grande dans la salle que, comme une mer qui monte, le flot des consommateurs, après avoir peu à peu reflué vers le fond, déborda et envahit les pièces adjacentes,

Martial et maître Aguirre, peu accoutumés encore, le premier du moins, aux façons tant soit peu excentriques des aventuriers, s’étaient frayé à grand’peine un passage et étaient parvenus à s’établir tant bien que mal à l’extrémité d’une longue table occupée déjà par une douzaine de flibustiers qui, les traits avinés et la pipe aux dents, jouaient au passe-dix des poignées d’or qu’incessamment ils puisaient sans compter dans leurs poches profondes comme des gouffres.

Martial examinait curieusement le spectacle singulier qu’il avait devant les yeux, laissant, malgré les observations de son compagnon, son verre plein devant lui sans songer à le vider.

Cependant la gaieté devenait de plus en plus bruyante, le vin et l’eau-de-vie échauffaient les têtes, des cris de colère et de défi commençaient à se mêler aux rires et aux chansons joyeuses ; çà et là éclataient des rixes que Kornic et ses garçons parvenaient de plus en plus difficilement à étouffer.

Sur ces entrefaites, un grand et beau jeune homme de vingt-sept à vingt-huit ans au plus, aux traits hautains, à la physionomie railleuse et à la démarche leste et dégagée entra dans la salle.

Ce nouveau venu était habillé avec une extrême élégance ; une fanfaronne[1] de fin or entourait la forme de son chapeau garni de plumes de prix et outrageusement posé sur l’oreille. Sa main droite, blanche et aristocratique, presque ensevelie sous un flot de riches dentelles, reposait sur la garde de son épée.

En entrant, il jeta un regard superbe autour de lui, comme s’il eût cherché quelqu’un ; puis il marcha résolument vers la table où Martial et Aguirre étaient assis, en écartant brusquement tous ceux qui se rencontraient sur son passage, et qui, rendons-leur cette justice, se hâtaient de s’éloigner à sa première injonction.

Arrivé près de la table, le jeune homme se pencha sur les joueurs.

— Eh ! dit-il, on s’amuse ici, il me semble ; vive Dieu ! j’en veux être.

— Ah ! ah ! firent plusieurs aventuriers en relevant joyeusement la tête, te voilà, chevalier ; sois le bienvenu !

— Depuis quand es-tu ici ? demanda un autre.

— Depuis une heure. J’ai laissé mon navire au Port-Margot, et me voici.

— Bravo ! as-tu fait une bonne expédition ?

— Parbleu ! les Gavachos ne sont-ils pas nos banquiers à nous autres ? dit-il en riant.

— Ainsi, tu es riche ?

  1. On nommait ainsi une pesante chaîne d’or que les riches aventuriers portaient au chapeau.
    G. Aimard.