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Le premier s’élança à la barre tandis que les deux autres tombaient sur le pont, enlacés l’un à l’autre, comme s’ils étaient morts.

Cette apparition avait été si subite et si imprévue que, sauf le timonier, personne à bord ne l’avait remarquée.

— Nous sommes perdus ! s’écrièrent les marins avec angoisse.

— Vous êtes sauvés ! répondit une voix rauque et fortement accentuée.

— Pierre Legrand ! s’écria Vent-en-Panne avec joie, c’est Dieu qui t’envoie, frère ! Comment te trouves-tu ici ?

— Par-dessus le bord, pardieu ! répondit-il en riant, voilà deux heures que nous nageons pour vous atteindre. Mais ce n’est pas le moment de causer ; cherche Philippe et Pitrians, ils sont tombés quelque part sur le pont ; Philippe porte une ligne, mets tout ton équipage dessus, et halez en double, mille diables ! si vous ne voulez pas boire un coup à la grande tasse. Moi je reste à la barre, ne t’inquiète pas.

Vent-en-Panne ne se le fit pas répéter, il se mit à la recherche des deux aventuriers, mais ceux-ci avaient déjà été relevés et commençaient à reprendre connaissance. On détacha la ligne amarrée à la ceinture du jeune homme, et l’équipage du Caïman, capitaine en tête, commença à haler vigoureusement dessus ; ils comprenaient que là seulement était la dernière chance de salut qui leur restât.

Cependant, sur l’ordre de Pierre, qui avait pris définitivement le commandement du navire, la vergue de misaine avait été hissée et la misaine amarrée au bas ris, afin de fuir devant le temps et de relever un peu le navire, les câbles de l’arrière avaient été coupés, le navire se trouva donc abandonné à sa seule impulsion.

— Eh bien ! cria Vent-en-Panne.

— Nous gouvernons, frère, sois tranquille, répondit Pierre.

La brise était complètement tombée ; il fallut de nouveau serrer la misaine. Le bâtiment était donc encore une fois à sec de toile, mais le plus grand péril était passé, l’haussière arrivait à l’écubier ; bientôt on garnit le guindeau et on put virer.

Une partie de l’équipage, rendue libre alors, put se mettre en devoir de préparer une autre ancre, la dernière qui restât à bord.

— Où nous conduis-tu, matelot ? dit Vent-en-Panne à Pierre.

— Tu le vois, répondit celui-ci, le flot nous porte un peu au vent de la pointe du Carénage ; la mer est pour nous. Ceux qui sont à terre ont amarré l’haussière aux trois piquets. Si nous pouvons, comme je l’espère, doubler la Pointe, nous mouillerons par huit brasses, fond de sable, parfaitement abrités.

— Sans toi, nous étions perdus, frère.

— Allons, tu plaisantes ; d’ailleurs, bonne ou mauvaise, l’idée n’est pas de moi : elle est de mon matelot ; je n’ai fait que la suivre.

— Bon, je vous payerai ma dette à tous trois, car ce brave Pitrians est venu aussi.

— Vive Dieu ! je le crois bien ; sans lui, Philippe ne serait pas arrivé ; il l’a sauvé au moment où il se noyait au risque de se noyer lui-même.