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inouïs la vague les enveloppa comme d’un humide linceul et les entraîna avec elle.

Ils se laissèrent aller à l’impulsion donnée, mais leurs efforts avaient été couronnés de succès, le flot reculait déjà et les remportait au large, ils évitèrent ainsi d’être roulés sur le gravier.

— Courage, frères ! cria Philippe.

— Courage ! répondirent ses compagnons.

Il y eut alors une lutte gigantesque de l’intelligence et du sang-froid contre la force brutale.

Ces trois hommes se maintinrent une heure et demie côte à côte, au milieu d’une mer affreuse qui les ballottait dans tous les sens ; avançant d’un pied, reculant de cent, mais ne se rebutant jamais, se laissant emporter parfois lorsqu’ils sentaient leurs forces près de les abandonner, puis redoublant d’efforts lorsqu’ils les sentaient un peu revenues, et ne désespérant jamais.

L’ouragan, du reste, avait beaucoup diminué, la pluie avait cessé, les ténèbres étaient devenues moins opaques, les aventuriers voyaient assez clair pour se diriger sûrement vers le but où tendaient leurs efforts.

Les trois hommes étaient épuisés de fatigue, ils ne luttaient plus que faiblement contre les lames qui bien que le vent eût beaucoup perdu de sa violence, étaient cependant toujours aussi monstrueuses, parce que après une tempête, surtout dans les atterrissages, la mer est toujours fort longue à se calmer.

Pitrians, qui ne quittait pas son maître du regard, s’était tout doucement approché de lui, et au moment où Philippe, à bout de force, allait silencieusement se laisser couler pour ne pas décourager ses amis, il plongea et le ramena au-dessus de l’eau, l’obligeant à poser ses deux mains sur ses larges épaules et le portant ainsi presque tout entier.

Philippe à demi asphyxié et à peu près sans connaissance, accepta machinalement ce secours suprême sans avoir même conscience du dévouement de son engagé.

Soudain les nageurs aperçurent le navire à une légère distance devant eux.

Il n’avait plus que les bas mâts, ses vergues du mât de misaine étaient amenées sur les porte-lofs, il était mouillé à quatre amarres, tanguait horriblement et faisait des embardées affreuses à chaque coup de mer qu’il recevait soit par l’avant, soit par le travers.

Cependant l’équipage semblait ne pas désespérer de son salut, on entendait directement le sifflet du contremaître commandant la manœuvre et les chants cadencés des matelots halant sur les grelins.

Tout à coup une vague monstrueuse le prit par la hanche de tribord, le souleva à une hauteur énorme et le laissa tomber avec un fracas épouvantable.

— Nous chassons ! s’écria l’équipage d’une seule voix.

En effet, les deux ancres de l’avant venaient de manquer, leurs câbles s’étaient rompus du même coup et le navire allait à la côte traînant ses ancres de l’arrière.

Soudain trois hommes surgirent de la mer, à demi nus, affreux à voir.