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Certes, cette résolution était belle et digne des hommes qui la faisaient, mais son exécution était presque impossible.

Une heure s’écoula en tentatives inutiles pour lancer une embarcation sur cette mer bouleversée, qui la rejetait aussitôt sur la plage.

— Une ligne ! cria tout à coup Philippe, vive Dieu ! il ne sera pas dit qu’un homme ne se sera point dévoué parmi nous pour en sauver cinquante !

Et il se mit en devoir de quitter ses vêtements.

La ligne fut apportée : c’était une corde grosse comme le petit doigt, tordue en quatre, très serrée et longue de quatre cents brasses. Philippe frappa un des bouts sur une forte haussière, puis il attacha l’autre bout à sa ceinture.

Presque aussitôt que lui Pierre et Pitrians s’étaient déshabillés.

— Reste ici, matelot, s’écria Pierre, c’est à moi à tenter ce coup de désespoir ! Si je meurs, ce qui est probable, nul si ce n’est toi ne me regrettera.

— Non, matelot, répondit vivement Philippe ; cette idée est de moi, je dois seul l’exécuter.

— Pardon, pardon, interrompit Pitrians en intervenant tout à coup, je ne suis qu’un engagé, moi, dont la vie ou la mort n’importent à personne, c’est donc à moi à tenter ce coup de tête.

Le débat menaçait de se prolonger : aucun des trois hommes n’était disposé à céder. Un quatrième intervint : ce quatrième était M. d’Ogeron.

— Enfants, dit-il de sa voix sympathique, l’action que vous méditez est hardie, elle est folle. C’est tenter Dieu que d’essayer de l’exécuter.

— Mon oncle ! s’écria le jeune homme.

— Silence, enfant, et laisse-moi achever, dit-il sévèrement, je ne cherche pas à vous dissuader, je sais que cela serait inutile, seulement puisque vous voulez absolument vous dévouer…

— Nous le voulons ! s’écrièrent-ils d’une seule voix.

— Eh bien ! partez tous trois, alors ; vous vous entr’aiderez mutuellement ; si deux succombent, peut-être le troisième arrivera et de cette façon votre sacrifice n’aura pas été inutile.

— Bon, s’écrièrent joyeusement les trois hommes, bien jugé.

— Maintenant soyez prudents, moi je me charge de faire filer la ligne au fur et à mesure ; allez donc à la grâce de Dieu !

Il les embrassa tour à tour et se détourna brusquement pour essuyer une larme qui malgré lui mouillait sa paupière, car cet homme énergique, ce cœur de lion savait toute l’immensité du péril auquel s’exposaient son neveu et ses compagnons, mais il ne s’était pas reconnu le droit d’empêcher leur héroïque résolution.

Philippe, Pierre et Pitrians, nageaient comme des dorades, de plus ils avaient une longue habitude de la mer et savaient comment il fallait agir avec elle pour ne pas devenir son jouet.

Après s’être pendant quelques instants entretenus à voix basse, ils s’avancèrent de front sur la plage.

Une lame énorme blanche d’écume accourait vers eux en levant à une hauteur de vingt pieds sa crête menaçante.