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n’avez à vous occuper des motifs de ma conduite présente. Souvenez-vous seulement que vous m’appartenez ; que nous jouons cartes sur table l’un envers l’autre, sans finasserie ni trahison, et que vous me devez l’obéissance la plus absolue.

— Pendant un an, répondit le matelot.

— Jusqu’au jour où vous retournerez en France.

— C’est entendu.

— Oui, mais retenez bien mes paroles, maître Aguirre : vous me connaissez assez, n’est-ce pas, pour être convaincu qu’au premier soupçon je vous brûlerais la cervelle ?

— Il est inutile de menacer, monseigneur, répondit-il en haussant les épaules, mon intérêt vous répond de ma fidélité.

— Bon, j’ai pensé que peut-être vous ne reviendrez jamais habiter la Vera-Cruz, et que, par conséquent, le don de votre maison était assez illusoire. Aussi ai-je ajouté à la somme promise une vingtaine de mille livres comme pot-de-vin, tout en vous laissant la propriété de cette maison.

— Merci, monsieur, je l’ai louée ce matin pour cinq ans, et j’ai touché les loyers d’avance.

— Allons, fit-il en riant, je vois avec plaisir que vous connaissez les affaires, c’est une garantie pour moi ; serrez toutes ces paperasses : maintenant, nous partirons quand vous voudrez.

— Tout de suite si vous le désirez.

— Tout de suite, soit.

Ils sortirent.

En quittant la maison, le jeune homme ne put retenir un dernier soupir ; mais il se remit aussitôt, et s’adressant à son compagnon :

— Marchons, lui dit-il d’une voix ferme.

Il était trois heures de l’après-dîner, les deux hommes traversèrent la ville côte à côte sans rencontrer personne ; les rues étaient à peu près désertes à cause de la chaleur.

Le déguisement du comte était trop complètement vrai pour qu’il craignît d’être reconnu par aucun de ses amis.

Ils atteignirent donc le port sans encombre. Une légère embarcation était amarrée à l’extrémité du môle.

— Voilà le canot, dit le marin.

— Embarquons, répondit laconiquement le jeune homme.

Ils sautèrent dans le canot, larguèrent l’amarre, et saisirent les avirons.

La traversée de la Vera-Cruz à l’île Sacrificios, où mouillent ordinairement les gros navires qui y trouvent un bon ancrage et un abri à peu près sûr, est d’environ une lieue.

Lorsque la mer est belle, c’est une délicieuse promenade.

Après avoir, pendant quelque temps, usé des avirons, une légère brise se leva, qui permit aux voyageurs d’orienter une voile latine, et de se laisser emporter sans fatigue.

Au fur et à mesure qu’ils approchaient de l’île, le brick-goélette Le Caïman semblait sortir de l’eau, et finit par leur apparaître dans tous ses détails.