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venu à Madrid à la suite d’un ambassadeur français. Dans un bal donné à la cour, il avait reconnu dans la comtesse de Tudela la femme qu’il avait si honteusement abandonnée à Perpignan ; au lieu de rougir de sa conduite passée et de se tenir à l’écart, l’occasion lui avait paru bonne pour renouer avec elle des relations adultères ; repoussé avec mépris par la comtesse, cet homme avait eu l’infamie de la déshonorer publiquement en racontant à sa manière ce qui s’était passé entre elle et lui à Perpignan. Le comte, instruit presque aussitôt, lui donna un démenti. Ils se battirent ; cet homme le tua.

— Vous savez le nom de cet homme, n’est-ce pas, monseigneur ? s’écria le jeune homme, d’une voix que la douleur faisait trembler.

— Je le savais ; mais il a quitté ce nom pour en prendre un autre, dit sourdement le vieillard.

Le jeune homme baissa la tête avec accablement, en étouffant un sanglot.

— Ma sœur était morte de douleur, quelques jours après son mari, vous laissant orphelin, âgé d’un an à peine. Je me chargeai de vous, Gusman ; je vous adoptai presque pour mon fils ; mais je vous réservais une mission sacrée, celle de venger votre père et votre mère.

— Je ne faillirai pas à cette mission ; merci, monseigneur, dit le jeune homme avec un accent fébrile.

— J’apportai le plus grand soin à votre éducation que je dirigeai vers la marine ; car il fallait que vous fussiez marin pour l’accomplissement de mes projets et des vôtres ; grâce à Dieu, bien que fort jeune encore, vous jouissez ajuste titre de la réputation d’un officier habile et expérimenté ; maintenant, un dernier mot.

— J’écoute, monseigneur.

— L’assassin de votre père, le séducteur de votre mère est un des principaux chefs de ces hommes redoutables, au milieu desquels vous allez vivre, j’en ai la certitude ; la seule chose que j’ignore, c’est le nom qu’il a pris depuis qu’il a adopté cette vie de meurtre et de pillage.

— Ah ! peu importe, monseigneur, s’écria le comte avec énergie. Si bien caché que soit cet homme, je le découvrirai, je vous le jure.

— Bien, mon enfant. L’heure est venue de nous séparer. Vous savez quelle mission de sang et de vengeance vous avez à accomplir ! Que Dieu vous soit en aide ! Je vous donne ma bénédiction, partez, et ne faussez pas votre serment.

Le jeune homme s’agenouilla devant le vieillard qui lui donna sa main à baiser ; puis il se releva et fit ses adieux au marquis.

— Au revoir, lui dit celui-ci avec intention, en lui serrant la main.

— Au revoir, répondit le comte, et il sortit de la salle.

Le duc le suivit du regard, écouta le bruit de ses pas qui allait s’amoindrissant de plus en plus ; puis il releva fièrement la tête, et, lançant un regard de défi vers le ciel :

— Pour cette fois, dit-il avec un accent de triomphe, je tiens enfin ma vengeance !

— Ah ! mon père, murmura le marquis avec tristesse, êtes-vous donc implacable ?