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de le questionner ; son visage était triste, il ne répondit que d’un air contraint et embarrassé à mes questions. J’entrai dans la chambre de ma sœur ; elle pleurait ; elle non plus ne me voulut rien dire. Le médecin revint vers le soir, je le questionnai de nouveau : il me donna quelques consolations banales et je crus m’apercevoir qu’il cherchait à m’éloigner. L’insistance qu’il mit à m’engager à prendre du repos me donna des soupçons, je pressentis un malheur ; je feignis de consentir à ce qu’il me demandait, je sortis, mais dès qu’il fut entré dans la chambre de ma sœur, je me glissai dans un cabinet qui n’était séparé de cette chambre que par une cloison, et je prêtai l’oreille. Bientôt je n’eus plus rien à apprendre. La vérité tout entière me fut révélée : ma sœur était enceinte ; elle avait été séduite et déshonorée par un officier français qui l’avait ensuite lâchement abandonnée. Que pouvais-je faire ? pardonner à la pauvre enfant abusée. Je n’hésitai pas ; seulement j’exigeai qu’elle me révélât le nom de son séducteur. Cet homme portait un des plus beaux noms de la noblesse française ; j’allai le chercher à Paris où il se trouvait alors. Je lui demandai de réparer le crime qu’il avait commis : il me rit au nez et me tourna le dos ; je lui fis alors une de ces insultes qui exigent du sang, rendez-vous fut pris pour le lendemain ; il me blessa grièvement. Je demeurai deux mois entiers entre la vie et la mort ; enfin j’entrai en convalescence. Mon ennemi avait quitté Paris. Il me fut impossible de découvrir sa retraite ; je retournai à Perpignan le cœur brisé.

Le duc était pâle ; des gouttelettes de sueur perlaient à ses tempes, son débit sec et saccadé était pour ainsi dire haché entre ses lèvres serrées. Le marquis, l’œil fixe, le corps penché en avant, écoutait son père avec une sorte d’épouvante. Quant au comte, la tête cachée dans les mains, il ne voyait rien ; toute son attention était concentrée sur le récit que lui faisait le vieillard.

Celui-ci continua :

— Ma sœur avait accouché d’un enfant mort. Je la trouvai complètement rétablie. Je lui laissai ignorer les événements de mon voyage. Rien ne me retenait plus en France, je partis avec elle pour l’Espagne. Trois mois plus tard, Sa Majesté daigna me nommer vice-roi de la Nouvelle-Espagne ; je préparai tout pour mon départ qui, selon la teneur du rescrit royal, devait être prochain. Ma sœur, ainsi que cela avait été convenu entre nous, m’accompagnait au Mexique. Sur ces entrefaites, un de nos parents éloignés, habitant Madrid depuis quelques semaines, se présenta à mon palais et me fit la demande officielle de la main de ma sœur. Inez, bien qu’elle vécût assez retirée, avait été vue plusieurs fois chez moi par notre parent, il en était tombé amoureux et désirait l’épouser. Il se nommait le comte don Luis de Tudela.

— Mon père ! s’écria le jeune homme.

— Votre père, oui, mon enfant ; car, malgré sa répugnance pour contracter cette union, ma sœur céda à mes prières et consentit à l’épouser. Quelques jours après le mariage, je quittai l’Espagne et partis pour le Mexique. Depuis deux ans j’étais aux Indes, lorsque je reçus coup sur coup trois nouvelles qui m’obligèrent à m’embarquer précipitamment et à retourner en Espagne, au risque d’encourir la disgrâce du roi. L’homme qui avait séduit ma sœur était