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— Veuillez m’instruire en deux mots de ce que vous avez fait pendant ces deux jours que vous avez été absent, monsieur.

— Monseigneur, j’ai, je le crois, complètement rempli vos intentions ; je me suis abouché avec l’homme qu’on vous avait désigné ; cet homme est à présent à mon entière discrétion ; aujourd’hui même je dois être présenté par lui au capitaine du brick Le Caïman qui, demain au plus tard, quittera le port pour se rendre à la côte.

— Et vous êtes sûr de cet homme ?

— Comme de moi-même.

— Nous allons donc vous faire nos adieux, car nous aussi nous partons. J’ai rédigé certaines instructions dont vous ne vous écarterez pas, elles sont contenues dans ce papier, prenez-le et gardez qu’on vous l’enlève.

Le comte prit le papier des mains du duc.

— Ces instructions, monseigneur, je les apprendrai, puis, lorsqu’elles seront sûrement gravées dans ma mémoire, je brûlerai le papier.

— Ce sera plus prudent, fit en souriant le duc.

— Ainsi, mon cousin, nous serons ennemis là-bas, dit gaiement le marquis. Vive Dios ! prenez garde à vous et surtout veillez à ne pas vous laisser surprendre par mes cinquantaines.

Le duc, la tête penchée sur la poitrine, réfléchissait profondément.

— Ce sont de rudes hommes que ceux avec lesquels vous allez vous trouver, continua le marquis, je les connais de longue date.

— Les avez-vous donc combattus, mon cousin ?

— J’ai plusieurs fois eu affaire à eux, tantôt comme ami, tantôt comme ennemi, ce sont des démons ! Et pourtant, ajouta-t-il avec un accent de mélancolie qui surprit fort le jeune homme, je ne saurais en mal parler ; moins que tout autre je serais en droit de le faire.

— Veuillez m’expliquer, mon cousin…

— À quoi bon ? interrompit-il vivement, vous les jugerez ; retenez seulement ceci : ce sont des hommes dans toute l’acception du mot ; ils ont tous les vices et toutes les vertus inhérents à la nature humaine, allant aussi loin dans le bien que dans le mal, toujours supérieurs aux événements quels qu’ils soient, et chez lesquels la haine du despotisme a engendré une licence effrénée qu’ils décorent du nom de liberté, mot qu’ils ont inventé et qu’eux seuls peuvent comprendre.

— D’après ce que vous me dites, mon cousin, je vois que mon apprentissage sera rude.

— Plus que vous ne le supposez, mon cousin. Dieu veuille que vous ne périssiez pas à la peine ! Ah ! murmura-t-il à demi-voix, pourquoi avez-vous accepté cette dangereuse mission ?

— Que pouvais-je faire ? répondit-il sur le même ton.

— C’est vrai, fit le marquis ; et, jetant un regard sur le duc toujours absorbé dans ses pensées : Je ne puis causer avec vous ainsi que je le voudrais, don Gusman ; cependant écoutez ceci : puisque me voilà gouverneur de Saint-Domingue, je pourrai, je le crois, vous servir ; vous savez quelle amitié je