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— M. le duc attend monsieur le comte dans la salle à manger, répondit le domestique en s’inclinant.

— Allez, je vous suis, dit-il.

Ils descendirent au rez-de-chaussée, traversèrent plusieurs pièces richement meublées et la plupart remplies de valets en grande livrée, de pages et d’écuyers debout ou assis, qui saluèrent silencieusement le jeune homme, et ils s’arrêtèrent enfin devant une porte auprès de laquelle se tenaient deux huissiers, la chaîne d’or au cou.

Un des huissiers ouvrit la portière et annonça :

— El señor conde don Gusman de Tudela.

Le comte entra, suivi par Estevan, qui ne portait pas la livrée et paraissait être un serviteur de confiance.

Derrière eux la portière retomba et la porte fut fermée.

La pièce où se trouva alors le jeune homme était une salle à manger.

Deux personnes étaient assises devant une table dressée au milieu de la pièce et couverte de mets auxquels nul n’avait encore touché.

Un écuyer tranchant et deux domestiques vêtus de noir, une chaîne d’argent au cou, attendaient l’ordre de servir.

Des deux personnes assises devant la table, la première était un vieillard de soixante-dix ans au moins ; bien que ses cheveux et sa barbe fussent d’une blancheur éclatante, cependant il était encore droit et vert ; son œil noir était plein de feu et de jeunesse, l’expression de son visage était dure, sombre et triste. Il portait un costume tout en velours noir, brodé d’argent, et avait au cou les ordres réunis du Saint-Esprit et de la Toison d’or.

C’était le duc de Peñaflor.

La personne placée à ses côtés, plus jeune d’une trentaine d’années au moins, était son fils, le marquis don Sancho de Peñaflor.

Malgré ses quarante ans bien sonnés, c’était encore un jeune homme ; aucune ride ne sillonnait son front pur et uni comme s’il n’eût eu que vingt ans ; sa belle et mâle figure avait une expression de bonne humeur et d’insouciance qui tranchait avec la sombre gravité de son père.

Son costume, coupé à la dernière mode de la cour de France, était d’une richesse folle et lui seyait à ravir ; il jouait en ce moment avec le pommeau d’or ciselé de son épée, tout en fredonnant à demi-voix une seguidilla.

— Soyez le bienvenu, don Gusman, dit le duc en tendant au jeune homme une main que celui-ci baisa respectueusement ; nous vous attendions avec impatience.

— Monseigneur, répondit le comte, d’impérieuses raisons, indépendantes de ma volonté, ont seules été assez puissantes pour me retenir loin de vous.

— Nous ne vous adressons pas de reproches, monsieur ; plus tard, vous nous expliquerez ce que vous avez fait ; quant à présent, asseyez-vous ; et se tournant vers l’écuyer tranchant : Servez, ajouta-t-il.

Le comte prit place.

— Eh ! don Gusman, dit le marquis en le regardant curieusement, comme vous voilà brave, mon cher cousin, je ne vous connaissais pas ces magnifiques dentelles ; c’est du point d’Angleterre, n’est-ce pas ?