Page:Aimard - Les Bohèmes de la mer, 1891.djvu/36

Cette page a été validée par deux contributeurs.

mains et haussant les épaules. Une telle témérité dépassait tout ce qu’il avait vu jusqu’alors.

— Ah ! je regrette bien Pitrians en ce moment, dit Pierre,

— Pourquoi donc cela, monsieur ? dit l’engagé en paraissant subitement.

— Ah ! te voilà, mon gars ! sois le bienvenu. Tu es donc sorcier ?

— Non ; seulement je me doutais qu’on aurait besoin de moi ici, et je suis venu.

— Tu as bien fait. Avec toi et mon matelot, je suis certain que nous réussirons.

— Qui en doute ? répondit simplement Pitrians sans même demander de quoi il s’agissait.

— Alerte ! cria Philippe : trouvons un canot.

— Ce ne sera pas difficile, dit Pierre en riant.

Et tous trois, laissant M. d’Ogeron sur le seuil de la porte de l’auberge, s’élancèrent en courant vers la plage.


V

LE DUC DE PEÑAFLOR

Un mois environ avant l’époque où commence notre histoire, un homme, monté sur un fort cheval rouan, et soigneusement enveloppé dans les plis épais d’un long manteau, suivait le chemin à peine tracé qui conduit de Medellin à la Vera-Cruz.

Il était à peu près onze heures du matin, la brise de mer était tombée et la chaleur commençait à devenir accablante dans cette plaine aride et sablonneuse qui enserre la ville et qu’il traversait au petit pas de son cheval.

Après avoir interrogé les environs d’un regard soupçonneux, le cavalier, rassuré par la solitude complète qui l’entourait, se décida à se débarrasser de son manteau et à le jeter plié en deux sur le pommeau de sa selle.

Il fut alors facile de reconnaître un jeune homme de vingt-deux ans à peine, aux traits fins et distingués ; son front large, ses yeux noirs et bien fendus, sa bouche railleuse surmontée d’une légère moustache brune, donnaient à son visage, d’un ovale parfait, une expression d’orgueil, de dédain et de dureté indicibles ; sa taille était haute et bien prise ; ses membres bien attachés et vigoureux ; ses gestes et toutes les habitudes de son corps avaient une élégance et une désinvolture suprêmes.

Son costume, de velours noir galonné d’or, faisait admirablement ressortir la pâleur mate de son teint ; une courte épée à fourreau d’argent, attachée à son flanc gauche, prouvait qu’il était de noblesse, car seuls les gentilshommes avaient, à cette époque, le droit de porter l’épée ; son chapeau, de poil de vigogne, à forme basse et à larges ailes, laissait échapper de longues boucles de cheveux noirs, qui tombaient en désordre sur ses épaules ; de fortes bottes,