— J’ai déjà fait cette observation à M. d’Ogeron, dit Pierre Legrand en secouant le foyer de sa pipe sur le coin de la table.
— Et qu’ai-je répondu à cette observation ?
— Vous avez répondu qu’on se passerait des absents.
— Et je le réponds encore, entendez-vous ? mon neveu.
— J’entends fort bien, mon oncle.
— Eh bien ! maintenant, voulez-vous que je vous donne mon avis sur tout cela, monsieur ?
— Je serais flatté de le connaître, mon oncle.
— Mon avis, le voici, monsieur : c’est que, pour des motifs que j’ignore, mais que je découvrirai, soyez tranquille, vous ne vous souciez pas que la Tortue soit attaquée.
— Oh ! mon oncle, fit-il en rougissant, pouvez-vous supposer pareille chose !
— Allons, allons, mon neveu, il n’y a point de faux-fuyants avec moi, je suis trop vieux pour qu’on m’en donne à garder, moi.
Le jeune homme fit un violent effort sur lui-même.
— Est-ce bien réellement, dit-il d’une voix brève, que vous nous proposez d’enlever l’île ?
— Certes, bien réellement.
— Alors, écoutez-moi, mon oncle.
— Je ne demande pas mieux, voilà une heure que je t’invite à parler.
— Cette affaire est trop grave, continua-t-il, pour être traitée ici, où tout le monde est libre de pénétrer ; de plus, l’hôtelier n’est pas sûr, les espions espagnols sont nombreux à Port-de-Paix, notre projet serait dévoilé à l’ennemi aussitôt que conçu.
— Bon, tout ceci est fort bien, voilà comme j’aime à t’entendre parler ; continue.
— Conservez votre incognito, mon oncle, il est au moins inutile que votre présence soit connue. Pierre et moi nous convoquerons pour après-demain nos frères, à l’îlot du Marigot, en face du Port-Margot.
— Pourquoi après-demain ? pourquoi sur l’îlot ?
— Parce que, sur l’îlot, nul ne pourra nous espionner, que nous serons chez nous et que nous causerons à notre aise.
— Bon, mais après-demain, c’est bien tard.
— Il nous faut le temps de prévenir nos amis ; de plus, nous avons besoin de renseignements positifs sur l’état de défense de la Tortue.
— C’est vrai, mais ces renseignements, qui me les fournira ?
— Moi, pardieu, je m’introduirai dans l’île, et rapportez-vous-en à moi, rien ne m’échappera.
— Nous irons tous deux, matelot, dit vivement Pierre.
— Merci, matelot, j’irai seul, cela vaudra mieux ; un homme seul se cache toujours, deux risquent de tomber dans une embuscade.
— Comme tu voudras, matelot.
— Est-ce convenu, mon oncle ?