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Ce Pitrians était un grand gaillard, large d’épaules, âgé de trente à trente-cinq ans au plus. Sa physionomie, pleine d’intelligence et de bonne humeur, était comme éclairée par des yeux gris toujours en mouvement et pétillants d’audace et de finesse ; sa peau ridée et hâlée par le vent, la pluie, le soleil et la mer, était devenue d’une couleur de brique foncée qui le faisait ressembler bien plus à un Caraïbe qu’à un Européen, bien qu’il fût Français et Parisien.

Son costume était des plus simples et des plus primitifs ; il se composait d’une petite casaque de toile et d’un caleçon qui ne descendait que jusqu’à la moitié de la cuisse. Il fallait le regarder de près pour reconnaître si ce vêtement était de toile ou non, tant il était maculé de sang et de graisse. Un vieux fond de chapeau avec une visière cousue par devant lui servait de coiffure ; il portait à la ceinture un étui de peau de crocodile dans lequel étaient quatre couteaux avec une baïonnette, et il avait placé auprès de lui, à portée de sa main, un de ces longs fusils que Brachie de Dieppe et Gelin de Nantes fabriquaient exprès pour les boucaniers. En un tour de main, Pitrians enleva la selle du cheval et commença à le bouchonner vigoureusement, tout en grommelant entre ses dents.

— Qu’est-ce que tu rabâches, animal ? lui demanda en riant le jeune homme, qui s’était commodément couché à l’ombre et jouait avec les venteurs de l’engagé.

— Animal ! fit-il en haussant les épaules ; parbleu ! je le sais bien ; votre cheval aussi est un animal. Est-il possible d’abîmer ainsi une noble bête !

Philippe se mit à rire.

— Bon ! dit-il, grogne, cela te soulagera. À propos, tu sais que je meurs de faim : as-tu quelque chose à me mettre sous la dent ?

L’engagé ne parut pas entendre cette question et continua à panser le cheval. Philippe connaissait l’homme de longue date ; il n’insista pas et attendit patiemment qu’il lui plût de s’occuper de lui.

Pitrians conduisit le cheval à l’ombre, lui donna à boire, plaça devant lui deux ou trois brassées d’herbe, puis il se rapprocha du jeune homme qui feignait de ne plus songer à lui.

— Ainsi, vous dites donc que vous avez faim, reprit-il brusquement.

— Parbleu ! je le crois bien ; je n’ai rien pris depuis hier.

— S’il y a du bon sens à rester si longtemps sans manger ! fit-il d’un ton de mauvaise humeur. Mais vous devez être affamé alors ?

— Je l’avoue, j’ai très faim.

— Je le crois pardieu bien ; heureusement que je suis homme de précaution, moi, et qu’on ne me prend pas en défaut ; regardez sous ma tente.

Philippe regarda ; il y avait un épais morceau de viande bouillie placé sur une feuille en guise de plat, et une calebasse pleine de pimentade.

— Je savais bien que vous me demanderiez à manger. Aussi, vous le voyez, je me suis mis en mesure.

— Tu es un homme précieux, dit Philippe en s’emparant des vivres ; est-ce que tu ne me tiens pas compagnie ?

Ils s’assirent en face l’un de l’autre, prirent leurs couteaux et le repas commença.