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Dès qu’il se retrouva dans la rue, il baissa les ailes de son feutre sur ses yeux et reprit à pas lents le chemin de l’hôtellerie.

Son cheval était sellé et tenu en bride par le peon qui, à son arrivée, lui avait dit de se rendre à l’église. Le jeune homme se mit en selle, jeta une pièce d’or au peon et sortit de la cour.

Il n’avait plus rien à faire dans la ville ; la prudence lui commandait donc de la quitter le plus tôt possible. Cependant il ne pressa point l’allure de son cheval et s’éloigna au pas, sans s’occuper le moins du monde du danger terrible qui le menaçait s’il était, malgré son déguisement, reconnu pour ce qu’il était réellement, c’est-à-dire pour un flibustier.

La guerre que se faisaient les Espagnols et les boucaniers était une guerre implacable et sans merci : tout prisonnier fait par les Espagnols était immédiatement pendu ; les flibustiers se contentaient de leur brûler la cervelle : là était la seule différence. Les procédés étaient, du reste, aussi expéditifs d’un côté que de l’autre.

Heureusement pour le jeune homme, il était midi, un soleil torride calcinait la terre, et les habitants de San-Juan-de-Goava, réfugiés au plus profond de leurs maisons pour fuir la chaleur qui les accablait, faisaient la siesta portes et persiennes fermées, si bien que les rues étaient complètement désertes, et que, vu le silence qui planait sur la ville, elle ressemblait, à s’y méprendre, à cette cité des Mille et une Nuits dont un enchanteur avait subitement changé tous les habitants en statues.

Philippe atteignit sans encombre une poterne que, moyennant une piastre, un lancero à demi éveillé lui ouvrit en grommelant et verrouilla solidement derrière lui, et bientôt il se trouva dans la campagne.

Devant lui s’étendaient d’immenses savanes couvertes d’une luxuriante végétation et coupées çà et là par des cours d’eau presque taris. Après avoir jeté un regard en arrière sur la ville qui déjà était à demi cachée par les arbres, il poussa un profond soupir, et se penchant sur le cou de son cheval, il partit au galop, sans tenir compte de la chaleur qui augmentait d’instant en instant et devenait réellement insupportable. Philippe avait besoin, par un exercice violent et une grande fatigue physique, de donner le change à ses pensées.

Depuis plus de deux heures, il galopait ainsi. Son cheval commençait à se fatiguer et à ralentir son allure, lorsque tout à coup une voix joyeuse s’écria presque à son oreille :

— Pardieu ! je savais bien, moi, que je le rencontrerais par ici.

Le jeune homme s’arrêta court et regarda avec étonnement autour de lui.

Un homme assis sur une pierre, à l’ombre d’un gigantesque maguey, le regardait d’un air goguenard en tirant des bouffées de fumée d’une pipe à court tuyau placée au coin de sa bouche.

— Pitrians ! s’écria-t-il avec étonnement, que diable fais-tu ici, mon brave ?

— Pardieu ! je vous attends, monsieur Philippe, répondit-il en se levant et venant prendre la bride du cheval pendant que le jeune homme mettait pied à terre.