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paraissait être le plus solidement assurée, que des aventuriers isolés, naufragés des discordes civiles et proscrits des guerres de religion qui avaient cherché un abri précaire sur quelques îlots perdus de l’Atlantique, menacés dans ce dernier asile, résolurent de faire ce que l’Europe tout entière n’avait osé tenter, et jetèrent hardiment le gant au colosse castillan.

Ces aventuriers, appartenant à toutes les nations, parlant toutes les langues, professant toutes les religions, mais liés entre eux par la solidarité de la misère et la haine de l’oppression, formèrent cette formidable association des Frères de la Côte qui devait, pendant près d’un siècle, tenir en échec la puissance espagnole et former le noyau des colonies européennes dans le nouveau monde.

À l’époque où se passe notre histoire, nos bâtiments de guerre, fort peu nombreux, ne quittaient les ports que pour de courtes excursions le long des côtes, de sorte que notre marine marchande se protégeait comme elle pouvait sans que le gouvernement s’en souciât autrement ; aussi, la plupart des navires du commerce avaient-ils des équipages nombreux et des canons pour se défendre contre les pirates barbaresques et autres dont les mers étaient infestées.

De sorte que, bien que la France et l’Espagne, fussent en paix, notre gouvernement fermait volontairement les yeux sur les armements qui se faisaient dans les ports, et feignait de prendre pour des marchands paisibles les hardis corsaires qui venaient s’y ravitailler ou même en sortaient après y avoir été construits pour courir sus aux galions espagnols.

Aussi les corsaires, assurés d’avance de l’impunité, et au besoin de la protection des autorités françaises, ne prenaient aucun souci de déguiser leurs allures tant soit peu débraillées, et agissaient à Dieppe, Nantes ou Brest, avec autant de laisser-aller que s’ils se fussent trouvés aux débouquements des Antilles.

En effet, que pouvait dire le gouvernement français aux aventuriers ? Rien, puisque, pour mieux les assurer de sa protection, il se chargeait de choisir lui-même le gouverneur qui résidait au milieu d’eux afin de prélever en son nom la dîme sur les prises faites aux Espagnols.

Ceci était clair et causerait inévitablement aujourd’hui un casus belli ; mais alors il n’en était pas ainsi, les questions étaient interprétées d’autre sorte ; il était tacitement convenu entre les gouvernements que tout ce qui se faisait de l’autre côté de l’équateur ne devait en rien altérer la paix européenne.

Ainsi, les mers américaines se trouvaient de fait neutralisées au bénéfice des Frères de la Côte qui profitaient de cette facilité pour les sillonner dans tous les sens à la poursuite des galions castillans.

Nous fermerons maintenant cette parenthèse, sans doute beaucoup trop longue, mais indispensable pour l’intelligence des faits qui vont suivre, et nous reprendrons notre histoire au point où nous l’avons laissée, c’est-à-dire au moment où Philippe, après son entretien avec doña Juana, était sorti de l’église de la Merced en proie à une émotion que, malgré toute sa puissance sur lui-même, il ne pouvait parvenir à dissimuler entièrement.