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— Oui, vous le croyez, Philippe ; vous êtes sincère en me parlant ainsi, mais un jour viendra…

— Jamais ! je vous le répète, Juana.

Elle secoua tristement la tête à plusieurs reprises.

Le jeune homme l’observa avec étonnement, ne comprenant rien à cette méfiance obstinée.

— Philippe, dit-elle enfin avec un accent de tristesse qui serra le cœur du jeune homme, cette fois est la dernière peut-être qu’il nous sera permis de nous voir ; laissez-moi parler, mon ami, fit-elle en posant sa main mignonne sur sa bouche comme pour l’empêcher de l’interrompre ; je ne veux pas me séparer de vous sans que vous sachiez qui je suis. Mon nom, voilà tout ce que vous connaissez de moi… Un jour, il y a deux mois de cela, une jeune fille, qui s’était imprudemment risquée dans la grande savane, avait tout à coup été assaillie par un taureau furieux. Le féroce animal, après avoir éventré deux chevaux, blessé et mis en fuite ses domestiques, accourait vers elle tête baissée en poussant des mugissements terribles ; la jeune fille, folle de terreur, fuyait éperdue à travers la savane, emportée çà et là par son cheval, et sentant derrière elle le galop effréné du taureau qui se rapprochait avec une rapidité vertigineuse. Soudain, au moment où tout espoir la quittait, où elle recommandait son âme à Dieu dans une suprême prière, un homme apparut, se jeta résolument entre elle et le taureau, épaula son fusil : le taureau roulant foudroyé sur le sol vint avec un mugissement de rage impuissante expirer aux pieds mêmes de son vainqueur. Cette jeune fille, c’était moi, Philippe ; son sauveur, c’était vous. Vous vous souvenez de cet événement terrible, n’est-ce pas ?

— Oui, Juana, je m’en souviens pour le bénir ; car je lui dois le bonheur de vous avoir connue, dit-il avec passion.

— Maintenant, écoutez-moi, mon ami. Vous avez peut-être supposé, me voyant richement vêtue et entourée de domestiques nombreux, que j’étais riche et que j’appartenais à une noble famille ?

— Je n’ai rien supposé, Juana ; je vous ai aimée, voilà tout.

Elle soupira en essuyant une larme.

— On me nomme Juana, reprit-elle ; je n’ai jamais connu ni mon père ni ma mère ; on m’a dit que mon père avait été tué dans les guerres avant ma naissance et que ma mère était morte en me donnant le jour. Voilà tout ce que je sais de ma famille ; son nom même n’a jamais été prononcé devant moi. Mes premières années sont enveloppées d’un nuage que je ne suis jamais parvenue à soulever ; je ne me rappelle rien, seulement il me semble que j’ai habité d’autres contrées ; que je suis demeurée longtemps sur mer, et qu’avant de me fixer à Hispaniola j’avais vécu dans des pays où le ciel est moins pur, les arbres plus sombres et le soleil plus froid ; mais ce ne sont que des conjectures qui ne reposent sur aucune base solide. Il me semble aussi avoir entendu parler et avoir parlé moi-même une autre langue que le castillan : mais quelle est cette langue, voilà ce que je ne saurais dire. La seule chose que je crois positive, c’est que je suis protégée dans l’ombre par une famille puissante, qui veille incessamment sur moi et ne m’a jamais perdue de vue.