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Ils continuèrent leur déjeuner tout en causant ainsi entre eux, et le repas terminé ils se replacèrent en embuscade pour surveiller la haute mer.

Vers onze heures du matin, ils virent passer plusieurs bâtiments qui forçaient de voiles pour entrer à la Tortue ; ces bâtiments se croisèrent avec une goélette qui, elle, débouquait du chenal et gagnait le large.

Philippe supposa, ce qui en effet était vrai, que ces bâtiments avaient à leur bord la nouvelle garnison espagnole, et que la goélette emmenait doña Juana et don Fernando d’Avila son tuteur.

Malgré le vif chagrin que lui fit éprouver ce départ, cependant il ressentit une secrète joie en songeant que celle qu’il aimait était désormais à l’abri de tout danger.

Les deux jours s’écoulèrent sans que rien vînt troubler la quiétude dont jouissaient les deux aventuriers. Plusieurs fois ils étaient retournés à la maison pour prendre les vivres dont ils avaient besoin, puis ils étaient immédiatement revenus à leur poste au bord de la mer.

Comme si tout devait les favoriser jusqu’à la fin, le temps resta constamment beau ; la mer était, selon une expression maritime, comme de l’huile : pas un souffle d’air n’en ridait la surface, unie comme une glace.

Le soir du second jour, vers onze heures environ, par une nuit sans lune et fort obscure, les deux sentinelles, embusquées sur la plage, aperçurent des lueurs qui brillaient pendant une seconde dans les ténèbres, et s’éteignaient presque aussitôt.

Les aventuriers comprirent que ces lueurs étaient des amorces brûlées par leurs compagnons pour leur demander s’ils pouvaient atterrir.

Ils ne firent pas attendre leur réponse : quatre amorces brûlées coup sur coup avertirent les Frères de la Côte que tout était tranquille et qu’ils pouvaient nager droit au rivage.

Cependant, près d’une heure s’écoula sans que rien vint prouver aux aventuriers que leurs signaux avaient été vus et compris ; ils se préparaient à les recommencer, lorsque vers minuit à peu près, ils aperçurent plusieurs masses noires qui émergeaient des ténèbres, et un bruit sourd et cadencé leur révéla rapproche de la flottille flibustière, entièrement composée de pirogues.

Dix minutes plus tard, les aventuriers sautaient sur la plage.

Ils étaient quatre cents, tous armés jusqu’aux dents, résolus à vaincre ou à mourir. Les principaux chefs de la flibuste les commandaient : c’étaient M. d’Ogeron, Montbars l’Exterminateur, Grammont, Pierre Legrand, Vent-en-Panne, Michel le Basque, Drack, Martial, David et bien d’autres encore aussi célèbres, ou qui déjà marchaient sur les traces de ces héros de l’aventure.

— Eh bien ! demanda M. d’Ogeron à son neveu, quoi de nouveau ?

— Rien que je sache, sinon que la garnison espagnole est, je crois, doublée.

— Oui ! reprit M. d’Ogeron, malgré le secret de nos délibérations, il paraît qu’un traître s’est mêlé parmi nous et a révélé notre projet aux Gavachos. Le gouverneur de Saint-Domingue a expédié deux cents hommes de renfort à la garnison ; ils ont dû débarquer hier.