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L’inconnu fixa sur elles un regard perçant, puis il s’avança jusqu’à un confessionnal placé dans l’angle d’une chapelle latérale, s’arrêta, laissa tomber son manteau, croisa les bras sur sa poitrine et sembla attendre.

Les deux femmes, après avoir échangé quelques mots à voix basse, se levèrent : l’une se dirigea vers la porte de l’église ; l’autre, bien que d’un air timide et craintif, marcha droit au confessionnal auprès duquel se tenait le jeune homme.

Arrivée à quelques pas de lui elle releva ses coiffes et montra le plus délicieux visage de jeune fille de seize ans que puisse rêver un poète.

Le gentilhomme s’inclina respectueusement devant elle, en murmurant d’une voix étouffée par l’émotion :

— Soyez bénie, Juana, pour m’avoir accordé cette entrevue suprême.

— J’ai eu tort, peut-être, répondit-elle avec un accent d’ineffable tristesse, mais je n’ai pas voulu partir sans vous dire, un dernier adieu encore une fois.

— Hélas ! murmura-t-il, votre départ est-il donc si prochain ?

— Ce soir, demain au plus tard, la frégate sur laquelle nous nous embarquons doit mettre à la voile ; bientôt nous serons séparés pour jamais ; vous m’oublierez, Philippe.

— Vous oublier ! Juana !… Oh ! vous ne le croyez pas ! s’écria-t-il avec douleur.

La jeune fille hocha tristement la tête.

— L’absence, c’est la mort, murmura-t-elle.

Le jeune homme lui lança un clair regard, et, lui saisissant la main qu’il pressa doucement :

— Vous m’oublierez donc, vous, Juana ? lui demanda-t-il d’une voix tremblante.

— Moi ? Oh ! non, fit-elle ; je mourrai fidèle à mon premier, à mon seul amour. Mais vous, Philippe, vous êtes beau… Séparé de moi par l’immensité des mers, ne devant plus me revoir, une autre femme viendra qui chassera mon amour de votre cœur et mon souvenir de votre mémoire.

Il y eut un court silence.

— Juana, reprit le jeune homme, croyez-vous à mon amour ?

— Oui, Philippe, j’y crois, j’y crois, de toutes les forces de mon âme.

— S’il en est ainsi, pourquoi doutez-vous de moi ?

— Je ne doute pas de vous, Philippe… Hélas ! je crains l’avenir.

— L’avenir est à Dieu, Juana. Lui, qui nous sépare aujourd’hui, peut s’il le veut, nous réunir un jour.

— Jamais je ne reverrai Hispaniola, murmura-t-elle, je le sens ; je mourrai dans ces pays sauvages et inconnus où l’on me condamne à habiter loin de tout ce que j’aime.

— Non, vous ne mourrez pas, Juana ; car si vous ne pouvez revenir, vous, pauvre enfant, moi, je suis un homme ; moi je suis fort ; je saurai vous rejoindre.

— Oh ! fit-elle avec joie. Mais, se reprenant aussitôt : Non murmura-t-elle, je n’ose croire à tant de bonheur.

Philippe sourit doucement en entendant ces paroles.