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— Je ne vous en veux pas, Birbomono, dit-elle, car je n’ai pas de secrets pour vous ; d’ailleurs, mon intention était de vous instruire.

— Cela est inutile maintenant.

— En effet. Pendant mon absence, vous demeurerez ici ; qui sait, peut-être serai-je heureuse de revenir un jour dans ce rancho où ont coulé tant de larmes et qui pour cela même m’est devenu cher.

— Pardon, répondit le mayordomo en pâlissant, je n’ai pas bien compris les ordres que la señora m’a fait l’honneur de me donner ; n’a-t-elle pas témoigné le désir que je restasse ici ?

— Oui, mon ami.

— Alors vous me pardonnerez, señora, car cela est impossible.

— Comment, cela est impossible ?

— Voici vingt ans que je suis auprès de vous, señora, sans jamais vous avoir quittée une seconde ; je ne consentirai pas à me séparer de vous lorsque vous allez tenter une entreprise périlleuse pendant laquelle vous aurez plus que jamais besoin d’avoir près de vous un serviteur dévoué.

— Mais, mon ami, vous ne songez pas que je vais vivre au milieu des ennemis mortels des Espagnols et qu’en vous emmenant avec moi je vous expose à des dangers terribles.

— Pardon, señora, j’ai réfléchi à cela ; mai j’ai l’honneur de vous faire observer que là où nous allons se trouvent d’autres Espagnols qui vivent sans être inquiétés par personne à la simple condition de se soumettre aux lois des flibustiers et de ne pas se mêler de leurs affaires ; je ferai comme les autres, voilà tout.

— J’ignorais ce que vous me dites là, mon ami ; cependant je préférerais, pour éviter tout danger, que vous consentissiez à demeurer ici.

— J’ai déjà eu l’honneur de vous dire, madame, que cela est impossible ; si vous m’ordonnez de ne pas vous suivre, je vous obéirai comme je le dois, mais je partirai, moi aussi, et je me rendrai seul au Port-de-Paix.

— Insister davantage serait méconnaître votre dévouement, mon ami ; vous m’accompagnerez donc ; mais qui gardera le rancho pendant mon absence ?

— Le nègre Aristide, señora ; il est intelligent, dévoué et probe, je lui ai donné mes instructions à ce sujet, vous pouvez avoir toute confiance en lui.

— Alors, puisqu’il en est ainsi, je me rends ; il faut faire ce que vous voulez.

— Je vous remercie de tant de bonté, madame, répondit avec émotion le vieux et brave serviteur ; vous m’auriez rendu bien malheureux si vous aviez exigé que je me séparasse de vous dans une circonstance aussi grave et de laquelle dépend peut-être le bonheur de votre vie tout entière.

— Peut-être mieux vaut-il qu’il en soit ainsi en effet, mon ami, reprit doña Clara d’un air pensif : lorsque les chevaux seront sellés et les mules chargées, vous me préviendrez, je serai prête.

Elle lui fit un signe affectueux et entra dans sa chambre à coucher, dont elle ferma la porte derrière elle.

Avant de faire cette dernière et suprême tentative, elle avait besoin de se