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— Puisqu’il en est ainsi, pourquoi supposez-vous que leur conduite ne sera pas envers une femme ce qu’elle a été pour vous ?

— Ce n’est point cela que j’ai voulu dire ; vous ne m’avez pas compris.

— Expliquez-vous, alors, répondit-elle avec une irritation fébrile.

— Avez-vous oublié que parmi ces hommes il en est un qui vous a défendu de vous présenter jamais devant lui ?

— À moins que je lui rende son fils ; c’est vrai.

— Ah ! fit-il.

— Eh bien ! ce fils, je le lui rendrai, mon frère ; croyez-moi, mon cœur ne me trompe pas.

Le marquis hocha la tête sans répondre.

Il y eut un silence de quelques minutes ; ce fut doña Clara qui le rompit.

— Ma résolution est prise ; aucune puissance humaine ne m’en fera changer, d’ailleurs, ajouta-t-elle avec tristesse, soyez tranquille, don Sancho, il ne me reconnaîtra point ; regardez-moi avec attention, vous qui êtes mon frère, et dites-moi si la malheureuse qui est devant vous brisée par le malheur, courbée sous le poids d’une honte imméritée, ressemble en rien à la jeune fille d’il y a vingt ans ? Non, non, Montbars ou le comte de Barmont, ainsi qu’il vous plaira de le nommer, ne me reconnaîtra pas ; hélas ! s’il me voit il passera près de moi sans que son regard se fixe seulement sur la malheureuse créature dont les traits si horriblement défigurés par les larmes ne rappelleront rien à son souvenir.

— Je n’ai ni le droit ni le courage de vous empêcher de faire cette tentative suprême, ma sœur ; quoique je n’en augure rien de profitable pour vous, mes souhaits les plus sincères vous accompagneront, mes plus vives sympathies vous sont acquises ; agissez donc à votre guise et puisse Dieu vous venir en aide !

— Il sera avec moi, mon frère, j’en ai l’espérance.

— Enfin ! reprit-il d’un air de doute, dans tous les cas, souvenez-vous que je suis gouverneur de l’île d’Hispaniola, et que, grâce à cette qualité, mon pouvoir sera peut-être assez grand pour vous venir en aide si vous aviez besoin d’un secours efficace. Bien que les ladrones soient nos ennemis mortels à nous autres Espagnols, ils sont cependant contraints bien souvent de compter avec nous.

— Je sais combien vous m’aimez, don Sancho, et cela me suffit pour être certaine que vous ne me faillirez pas dans l’occasion.

— Quoi que vous exigiez de moi, ma sœur, je le ferai ; soit de jour, soit de nuit, à votre premier appel je serai là.

— Merci, répondit-elle en lui tendant la main.

Le marquis serra affectueusement cette main dans les siennes.

— Pauvre sœur ! murmura-t-il avec tristesse.

— Don Sancho, reprit-elle, j’ai le pressentiment secret que mes chagrins touchent à leur terme, et, ajouta-t-elle avec exaltation, que bientôt je retrouverai mon fils et le serrerai sur mon cœur.

Le marquis s’inclina devant sa sœur en étouffant un soupir.

— Maintenant, dit-il, je suis contraint de vous quitter. Je suis accouru près