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lèrent ainsi ; puis mon père le retira du couvent et le plaça à l’école navale ; bref, aujourd’hui, malgré sa jeunesse » Gusman est officier dans la marine espagnole. Mais abandonnons-le pour un instant ; nous reviendrons bientôt à lui. Un an environ après l’entrée de Gusman dans notre famille, mon père fit un autre voyage en France. Cette fois, comme la première, son absence se prolongea pendant plusieurs mois, et, à son retour, il amena encore un enfant ; mais cet enfant était une ravissante petite fille.


— Juana, n’est-ce pas ? s’écria doña Clara.

— Comment savez-vous ce nom, ma sœur ? s’écria-t-il avec étonnement.

— Peu importe comment je le sais, mon frère.

— Cependant…

— Ne vous rappelez-vous donc pas qu’il y a un instant je vous ai moi-même raconté de quelle façon j’avais, à San-Juan-de-Goava, fait connaissance avec cette jeune fille.

— C’est juste, répondit-il en se frappant le front, je ne sais où j’ai la tête.

— Continuez, je vous en supplie.

— Donc, reprit-il, c’était Juana, ainsi que vous l’avez dit, ma sœur ; mais Juana n’était pas seule : un officier raccompagnait. Cet officier, que mon père me dit être son tuteur, se nommait don Fernando d’Avila. Tous deux logèrent au palais. J’avais, à une autre époque, connu don Fernando, officier de fortune, honnête et brave soldat, auquel j’avais rendu quelques services, mais que mon père n’avait aucun motif pour protéger, du moins à ma connaissance. Cependant le duc paraissait s’être pris d’une grande amitié pour cet homme et avoir l’intention de le protéger chaudement. Cela m’intrigua fort de la part d’un homme aussi grandement égoïste et aussi hautain que mon père, et je me demandais parfois d’où pouvait provenir le grand intérêt qu’il portait à cet homme. En effet, don Fernando d’Avila qui, après dix ans passés à guerroyer dans les Flandres, avait, avec une extrême difficulté, conquis le grade d’alferez, passa au bout d’un an à peine, grâce aux chaudes recommandations de mon père, teniente, puis capitaine, et enfin reçut l’ordre de partir pour les îles, commandant une compagnie que mon père lui avait achetée. La petite fille, malgré sa jeunesse, dut l’accompagner et partir avec lui. Je ne sais quel motif de curiosité inquiète m’engagea, le jour du départ de don Fernando, à l’accompagner, à l’insu de mon père, pendant quelques lieues sur la route de Séville où il se rendait, devant s’embarquer à Cadix pour l’Amérique. Je ne vous rapporterai pas, ma sœur, la conversation que j’eus avec le capitaine ; je me bornerai à vous répéter ce que j’appris. Mon père s’était rendu dans les Flandres où se trouvait don Fernando, lui avait proposé de se charger d’un enfant, l’assurant non seulement de lui donner tout l’argent nécessaire à son éducation, mais encore de le protéger, lui, efficacement et de faire sa fortune. Don Fernando était pauvre et entièrement privé de protecteurs puissants capables de le sortir de la mauvaise situation dans laquelle il croupissait. Sans s’informer des raisons qui engageaient un homme du nom et du rang de mon père à lui faire ces ouvertures extraordinaires, il accepta avec empressement ses propositions, tant il était las de la misère qu’il endurait depuis si long-