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mon père en Espagne, c’est-à-dire deux ans environ après la mort de votre mari et votre disparition. Voici où je vous prie, ma sœur, de me prêter toute votre attention, car c’est ici que le récit que je vous fais s’assombrit et devient tellement mystérieux, que je doute qu’il nous soit possible de jamais démêler la vérité du mensonge et de détruire la trame ténébreuse tissée par le duc avec cette adresse fatale que, seule, sa haine a pu lui inspirer. Quelques mois à peine après notre arrivée à Madrid, mon père, avec lequel j’avais fort peu de relations, bien que j’habitasse le palais de notre famille, situé, comme vous le savez, calle de Atocha, m’annonça un soir, après souper, qu’il partait pour un voyage, qui peut-être se prolongerait pendant plusieurs mois, et que la nuit même il quitterait la cour[1]. Mon père n’ayant pas jugé à propos de m’instruire ni de la direction qu’il comptait prendre, ni du but de ce voyage, je n’osai l’interroger ; je m’inclinai respectueusement devant lui. Il prit congé de moi, et, ainsi qu’il me l’avait annoncé, une heure plus tard, il montait en voiture. Je vous avoue, ma sœur, que, dans le premier moment, je m’inquiétai fort peu des motifs qui obligeaient mon père à voyager ainsi. Peu m’importait d’ailleurs. J’étais jeune, ami des plaisirs, lancé dans un monde frivole ; l’absence de mon père ne pouvait que m’être, sinon agréable, du moins indifférente. Ce ne fut que quelques jours plus tard que, dans une tertulia chez le duc de Medina del Campo, le hasard m’apprit que mon père était parti pour la France.

— Pour la France ? s’écria en tressaillant doña Clara.

— Oui, et ce fut le duc de Medina del Campo lui-même qui m’en instruisit en me demandant quelles affaires pouvaient appeler mon père à Paris. Comme bien vous pensez, ma sœur, je répondis non seulement que j’ignorais quelles étaient ces affaires, mais que même je ne savais pas que mon père eût passé les Pyrénées. Le duc de Medina del Campo s’aperçut sans doute qu’il avait commis une maladresse, car il se mordit les lèvres et changea de conversation. Le voyage de mon père dura sept mois. Un matin, en me levant, j’appris par mon valet de chambre qu’il était arrivé pendant la nuit. J’allai le saluer à son lever ; il était plus sombre et plus froid encore que j’étais accoutumé à le voir. Il causa peu avec moi, de choses indifférentes ; mais de son voyage, il ne me dit pas un mot. J’imitai sa réserve. Au déjeuner seulement, il m’annonça qu’un de nos parents éloignés, le comte de Tudela, dont jamais je n’avais entendu parler jusqu’alors, étant mort, il avait jugé à propos de se charger de son fils unique, demeuré orphelin, et de l’élever comme s’il était son enfant. En effet, sur un ordre de mon père, un domestique amena un charmant bambin de cinq ou six ans que, je dois l’avouer, je pris en amitié tout de suite, par un de ces effets de la sympathie dont il est impossible de se rendre compte. C’est cet enfant que vous avez connu.

— Gusman de Tudela ? dit-elle vivement.

— Lui-même ; mais il ne demeura que pendant quelques jours à peine au palais. Mon père, je ne sais pour quel motif, se hâta de le placer au couvent

  1. On donne en Espagne ce nom à la capitale.