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apprenant votre disparition subite, il ne témoigna ni surprise ni curiosité et ne tenta, en apparence du moins, aucune démarche pour découvrir ce que vous étiez devenue ; plus tard, lorsque certaines personnes s’informèrent de vous, il répondit si péremptoirement que vous étiez morte, que moi-même, je vous l’avoue, ma sœur, je fus dupe de ce mensonge et je pleurai comme si réellement vous aviez cessé de vivre.

— Mon bon Sancho ! et comment apprîtes-vous que je vivais encore ?

— Ce fut il y a quelques jours seulement que votre existence me fut révélée à Santo-Domingo par Birbomono.

— Comment ! votre ignorance s’est prolongée pendant tant d’années ?

— Hélas ! oui ma sœur ; qui aurait pu me désabuser ? Vous vous souvenez qu’après avoir fait rendre à votre mari les derniers devoirs, brusquement rappelé au Mexique par mon père, j’avais quitté l’île, où je ne suis plus revenu qu’il y a vingt-quatre heures seulement. Je passai en Espagne où je demeurai quelques années, puis je visitai plusieurs cours étrangères, de sorte que tout se réunit pour épaissir le voile qu’avec intention sans doute mon père avait étendu devant mes yeux. Cependant je dois vous dire que, malgré moi, lorsque bien souvent votre souvenir s’offrait à mon esprit, car je ne pouvais me consoler de votre perte, je sentais le doute s’éveiller dans mon cœur, et bien que rien ne vînt justifier ce doute, j’espérais qu’un jour la lumière se ferait sur cette catastrophe, soit en me révélant la façon dont vous aviez cessé de vivre, soit en vous faisant tout à coup reparaître à mes yeux. Chose singulière, les années, au lieu d’affaiblir cette pensée, la rendirent au contraire plus forte, plus vivace ; si bien que, sans que rien vînt dissiper les ténèbres au milieu desquelles je me trouvais, j’en arrivai à acquérir la quasi-certitude de votre existence, et à me persuader, en songeant à la haine de notre père, que le bruit de votre mort avait été à dessein répandu par lui, afin de fermer définitivement la bouche à tous ceux, de nos parents qui seraient tentés de prendre votre défense contre lui. Vous voyez que je ne me trompais pas.

— C’est vrai, mon frère, mais si le hasard ne vous avait pas amené ?

— Pardon, interrompit-il vivement, le hasard n’est pour rien dans cette affaire, ma sœur ; c’est ce doute dont je vous parlais, qui, peu à peu changé en certitude, m’a fait désirer de retourner aux îles. Je me disais, avec raison, que si réellement vous existiez, c’était ici seulement que je vous retrouverais. J’allais donc faire, les démarches nécessaires pour obtenir de passer en Amérique, lorsqu’au moment où j’y songeais le moins, mon père m’annonça que Sa Majesté avait daigné me donner le gouvernement de Saint-Domingue.

— Et lui, notre père, est-il donc demeuré en Espagne ?

— Non point, ma sœur ; il s’était fait donner le commandement de l’intendance de Panama, mais, je ne sais pour quel motif, il a changé d’avis maintenant ; de sorte qu’il se trouve provisoirement à Maracaïbo.

— Si près de moi ! murmura-t-elle avec un frissonnement de terreur ; mais que m’importe, je n’ai plus rien à redouter de lui maintenant.

— À présent que j’ai éclairci ce premier point de mon retour aux îles, il me faut faire rétrograder mon récit et revenir à l’époque où j’accompagnai